Retour sur une polémique déclenchée par une pétition qui vise à interdire la caravane Albert Camus en Algérie, une caravane qui a bien commencé depuis le Centre culturel algérien de Paris. Pourquoi alors une levée de boucliers sur un événement de culture et d'histoire qui aurait pu apporter quelque chose au débat algéro-français sur la mémoire, surtout en cette période de tension ? Et si l'on doit classer cette affaire dans le débat franco-français, il serait alors indécent d'y participer, à moins qu'à travers les deux initiatives, en l'occurrence la caravane et la pétition, les acteurs veulent régler des comptes politiques et, peut-être, même créer une diversion. Un demi-siècle après sa disparition dans un accident de la route, Albert Camus déchaîne toujours les passions sur les deux rives de la Méditerranée. En France, la proposition de panthéonisation de l'homme révolté a créé une grande polémique. Certains ont perçu ce geste comme une tentative de récupération politique d'un écrivain tourmenté dans son œuvre et par la vie et qui demeure, jusqu'à l'heure actuelle, incompris. Malgré cette controverse, la France officielle a choisi de dédier un grand nombre de manifestations culturelles à l'auteur de la Peste. Parmi ces activités, une caravane Albert Camus, lancée du Centre culturel algérien de Paris, qui devait faire escale dans sept villes algériennes. Mais voilà qu'une pétition, rédigée et signée par un groupe d'intellectuels, vient jouer les trouble-fêtes. Intitulée “Alerte aux consciences anticolonialistes”, cette pétition a été rédigée par le sociologue Mustapha Madi, l'éditrice Samia Zennadi, le journaliste Mohamed Bouhamidi et l'auteur Omar Mokhtar Chaâlal. Les auteurs entament leur propos par Francis Jeanson, “le dernier de nos martyrs”, à qui l'Algérie refuse de rendre hommage. Argument impertinent puisque, lors du dernier Sila, un hommage lui a été rendu et un livre, publié par les éditions Casbah, a été consacré à l'une des pièces maîtresses de la revue les Temps modernes, où il avait signé en 1952, une critique acide de l'Homme révolté, de Camus, qu'il avait intitulé Albert Camus ou l'âme révoltée. Aussi, les “polémistes” voient-ils dans cette initiative de caravane une campagne du “lobby néocolonialiste”, nostalgique de “l'Algérie française”. Ils estiment que cette caravane est une réhabilitation du discours colonial, tout en affirmant que l'acte d'écrire est un acte politique, notamment chez Camus. Les auteurs de la pétition considèrent que Camus a fait l'apologie de la société coloniale, niant par la même l'existence des Algériens. Ils s'appuient pour étayer ce postulat sur la thèse d'Edward Saïd et écrivent : “Sur le plan esthétique, Camus était un écrivain colonial. Edward Saïd en a dressé le portrait dévoilé la fonction idéologique : "Camus joue un rôle particulièrement important dans les sinistres sursauts colonialistes qui accompagnent l'enfantement douloureux de la décolonisation française du XXe siècle. C'est une figure impérialiste très tardive : non seulement il a survécu à l'apogée de l'empire, mais il survit comme auteur "universaliste", qui plonge ses racines dans un colonialisme à présent oublié."” Cependant, cette thèse a été largement contestée dans l'ouvrage édifiant, Albert Camus et le choc des cultures, des universitaires Aïcha Kassoul et Mohamed Lakhdar Maougal, qui notent que “l'étude d'Edward Saïd, consacrée à Camus et à sa littérature, sommairement et partiellement, s'appuie sur une discipline, la géographie coloniale qui insiste particulièrement sur la question de la terre algérienne et sur son appropriation avec la spoliation et l'exploitation des Algériens bien entendu. (…) E. Saïd procède par des survols sélectifs de la temporalité explicative des œuvres et de leurs portées”. Pourquoi la loi du 23 février ? Virulents et alertes, les auteurs de la pétition observent, plus loin, que la venue de la caravane s'inscrit dans la continuité, par rapport à la loi du 23 février 2005, sur les bienfaits de la colonisation. Un argument absurde pour un esprit sain et en bonne santé. Que vient faire cette loi abjecte dans le passage d'une caravane ? Après avoir chargé l'auteur de l'Exil et le Royaume, les auteurs de cette pétition n'hésitent pas à catégoriser les “bons” et les “mauvais” auteurs sur la colonisation. Ils semblent nous dire, il y a les bons auteurs comme Jeanson (qui n'est pourtant pas un littérateur), il y a aussi Jean Sénac, Jules Roy et Emmanuel Roblès, et puis il y a les autres. Ceux qui ont trahi et qui méritent qu'on s'acharne sur eux, quitte à interdire une action culturelle. Effrontés, les auteurs de la pétition s'adressent aux institutions officielles du pays et interrogent : “L'Algérie officielle se rend-elle compte qu'en accueillant avec cette chaleur le chantre de l'Algérie française, elle ridiculise par avance son projet de loi criminalisant le colonialisme, la vide de son sens et devient nul ?” Nuancer pour mieux comprendre ! Tout cela pour une caravane, un évènement culturel. Faut-il donc avoir honte de lire Albert Camus ? Pourquoi ne doit-on pas célébrer cet auteur majeur de la littérature universelle ? Est-ce que Camus, considéré jusqu'à aujourd'hui comme un “écrivain exotique”, est un mauvais écrivain ? Et que dire alors des prises de positions controversées d'Alexandre Arcady, qui est pourtant venu en Algérie en 2009 pour faire des repérages de son adaptation cinématographique du roman, Ce que le jour doit à la nuit, de Yasmina Khadra ? Pourquoi n'y a-t-il pas eu de pétition sur la venue de ce réalisateur nostalgique de l'Algérie française ? Devrait-on boycotter encore une fois l'œuvre de Louis Ferdinand Céline pour son antisémitisme ? Et que dire de Heidegger qui avait une fascination pour le nazisme ? On pourrait noircir des pages et des pages sur la controverse de ces auteurs, il n'en demeure pas moins que l'interdiction d'une action culturelle reflète un manque de maturité et une manière expéditive de refuser tout débat contraire à l'unanimisme ambiant. Un intellectuel n'est-il pas amené à débattre, échanger et parfois à dénoncer ? N'aurait-il pas été plus constructif de saisir l'opportunité de la caravane pour lancer le débat sur l'œuvre, mal lue, d'Albert Camus ? Chaque civilisation a certes ses classiques, mais Camus est un patrimoine universel. Pas tout à fait français et rejeté du côté algérien avec la même violence dont il avait rejeté les Algériens dans son œuvre, le Nobel 1957, est instrumentalisé car “on” l'extrait du roman pour le placer dans une posture de politicien et de militant. Mais la nuance s'impose en raison de l'ambivalence de son discours et de sa disparition prématurée. José Lenzini, auteur de les Derniers jours de la vie d'Albert Camus, pense (dans une interview à Algérie News) que l'occultation du personnage de l'arabe dans l'œuvre camusienne est la meilleure manière de traiter du système colonial et de ses injustices. Guy Dugas, professeur de littérature générale et comparée et directeur de l'Institut de recherche intersite d'études culturelles, estime qu' “en Algérie on ne connaît guère de lui que l'Etranger et la Peste, soit l'arbre qui cache une grande forêt très méconnue”. On pourrait épiloguer des heures entières sur la nécessité de cette pétition et sa pertinence, on pourrait également sortir le sempiternel argument de l'universalité de l'œuvre camusienne, le fait est que Camus ne peut être considéré comme un écrivain, tout simplement, puisqu'il a été acteur et témoin, dans une période charnière de l'histoire des deux pays. La tragédie dans toute cette affaire est que chacun des deux camps veut accaparer la mémoire d'un homme disparu trop tôt, et trop jeune, pour répondre de ses actes aujourd'hui. L'histoire n'oubliera pas qu'il a été abandonné dans le passé par ce même lobby néocolonialiste, et l'histoire retiendra qu'on veut interdire une caravane en Algérie dont on ne connaît pas encore les détails du programme visiblement validé par le Centre culturel algérien de Paris. Et “l'histoire est rancunière”, comme l'a dit si bien le regretté Mimouni. LIRE TOUT LE DOSSIER EN CLIQUANT ICI