Pour les pays qui, comme le Maroc, l'Algérie, la Tunisie et la Libye, ont une certaine densité culturelle, il se pose souvent un problème constant d'équilibre entre la responsabilité de conserver un patrimoine et la nécessité d'une expression moderne. C'est le musicologue marocain Ahmed Aïdoune qui le souligne. Et il n'a pas tout à fait tort car il se passera encore beaucoup de temps, avant que la culture de la mondialisation ne prenne le pas sur les cultures locales. Comment signifier sa différence au monde, sinon à travers sa culture et ses expressions artistiques ? Tout le tourisme est bâti sur cette réalité triviale au risque le plus souvent d'entretenir un fétichisme où “le monde, la vie, l'espace et le temps se reconnaissent dans la répétition jubilatoire de décors qui ne changent pas”, et où la connaissance (reconnaissance) de l'autre se fait à travers la belle carte postale et l'arrêt sur image. La question revêt tout son intérêt quand on la replace dans son contexte historico-politique, estime la même source. Le Maghreb est l'un des rares espaces qui possèdent en musique un patrimoine des plus féconds, des plus variés, mais aussi des moins connus. De par sa position géographique et historique, il est intéressant de noter les signes d'un brassage des peuples et des civilisations qu'on peut schématiser en général par la formule suivante : un substrat berbère, des survivances gréco-romaines, un modalisme arabe, une rythmique africaine, un raffinement andalou et des effets d'acculturation occidentale au XXe siècle. Si ces éléments, tantôt dominants, tantôt récessifs, permettent de parler du Maghreb en tant que carrefour de cultures, il convient de souligner, ici, que la musique maghrébine n'a que peu profité de cette position privilégiée en raison, on s'en doute, des vicissitudes politiques et du dédain porté socialement à la musique et aux musiciens. Ce n'est donc pas par hasard si, présentement, elle évolue discrètement et se transforme au gré des interprétations personnelles et de multiples contacts internes et externes occasionnés par le développement des médias contemporains. Le débat sur l'authenticité de certaines pratiques musicales rejoint d'une certaine façon la notion de patrimoine, c'est-à-dire ce corpus historique qui assure aux artistes la continuité d'une tradition et le développement d'un style personnel. Le passé n'a pas toujours valeur de force et ce qui fortifie une expression, soutient Ahmed Aïdoune, c'est plutôt sa capacité à maîtriser le patrimoine du passé et d'en faire un puissant catalyseur des idées nouvelles. Or, confie la même source, le legs musical du Maroc n'est souvent pas un atout pour la créativité contemporaine car, en l'absence de sa compréhension dans sa totalité, on se retrouve dans la situation décrite par Baudelaire à propos de l'albatros : “Ses ailes géantes l'empêchent de voler” C'est, de l'avis même du musicologue marocain, le moins qu'on puisse dire, tant la pesanteur du patrimoine musical du royaume chérifien fait qu'on se limite jusqu'à présent à reproduire les formes dans lesquelles il s'est matérialisé à une certaine époque du processus de transmission orale, sans pouvoir vraiment explorer les énormes possibilités expressives des éléments stylistiques et poétiques de ce patrimoine historique. Comme c'est le cas dans notre pays où des pans importants du patrimoine musical ancestral se sont effilochés sans qu'il soit imposé à la fatalité une volonté chorale de restauration, encore moins d'adaptation et/ou de réadaptation, c'est selon, de quelques fragments de la musique classique algérienne. À ce propos, il y a lieu d'insister sur le fait avéré que la paresse intellectuelle a été de tout temps un paravent merveilleux derrière lequel s'agrippent quelques esprits chagrins qui font du seul enregistrement systématique et exhaustif une obsession et une fin en soi. A. M. [email protected]