Abdelkrim Bahloul est un homme bien. ça ne se voit pas. L'homme cache bien sa bonté pour mieux se protéger. Il n'est pas bon de montrer ce qu'il y a sous l'épiderme. Mais il a beau mettre mille masques de dur sur son visage, son verbe le trahit. Son verbe ? Non : son cœur, car il est tout cœur cet homme d'autrefois, qui a quitté l'Algérie en 1971, après des études au Conservatoire national des arts dramatiques à Alger. Pourquoi a-t-il choisi des études d'art dramatique dans un pays qui l'était par bien des côtés. La fibre artistique. Il était fou de cinéma, voilà tout. Et à Rebahia, du côté de Saïda, on le prenait pour un fou. À l'époque, pour un jeune bachelier, il y avait mille voies de succès qui s'offraient : diplomatie, politique, médecine, enfin tout sauf le septième art, tout sauf les chemins escarpés de la culture. Mais Abdelkrim est un rêveur, un idéaliste. Va alors pour le rêve! Il franchit la Méditerranée pour Paris. Il ne s'est même pas écrié, tel un Rastignac : “À nous deux Paris !”, il sait que ça ne marchera pas. On n'est plus au temps de Balzac. Il implore la bénédiction de sa mère et il s'inscrit à un concours de l'IDEC, la plus prestigieuse école de cinéma en Europe. Après trois années, il en sort lauréat ! Oui, Monsieur major ! Fou de son pays, il décide de revenir pour se mettre à son service. Il y avait alors la défunte ONCIC. Comme il était jeune, comme il était diplômé, comme il était talentueux, on le fourre dans un placard. Et on l'enferme à double tour. Brimé, bridé, ignoré, étranger dans son propre pays, perdu à Alger, il peine à trouver un gîte pour dormir. Il était assoupi de fatigue sur une chaise d'un café près de l'Université d'Alger quand il fut réveillé par un ami qui lui apprend que la Cellule a remporté le Grand prix au Festival des jeunes auteurs de Belfort. L'enfant de Rebahia pleure de joie. C'est un signe du destin. Il remet les clefs du placard à celui qui l'a placardé et en route pour la France ; s'ouvre alors pour lui le chemin de son accomplissement. Là, nul placard ne l'attend. Il ajoute une maîtrise de lettres modernes à son bagage. Le voilà à Antenne 2, le voici à TF1 ; là, il est chef opérateur, ici, il est assistant réalisateur. Après s'être fait les dents sur le court métrage, il attaque les longs métrages dès 1984 avec le Thé à la menthe. Mais la consécration vient en 1988 avec les Sœurs Hamlet, Grand prix aux festivals du cinéma de Valence et de Montréal ! Dix ans plus tard, il décroche, à Johannesburg, le prix du meilleur réalisateur et du meilleur scénario pour la Nuit du destin. D'autres films et d'autres prix suivront. Le plus émouvant est celui qui raconte Jean Sénac : le Soleil assassiné. Dans le destin du poète nationaliste de la première heure, aux rimes magiques et à la fin tragique, Bahloul dessine, en creux, le destin de l'Algérie, son pays qu'il aime avec rage. Preuve : son dernier film le voyage à Alger où il revient, d'une manière très poétique, sur ce pays qui n'a pas toujours eu des hommes à sa hauteur. Mais qu'il est beau ce pays dans le cœur et la caméra de Bahloul, le cinéaste, Bahloul le scénariste très convoité de très nombreux films ! En discutant avec Bahloul, on retrouve un Algérien d'autrefois, sans ruse ni malice, sans esprit de beggar ou de rente. Il ressemble aux héros d'hier qui n'ont pas été pervertis par les secousses subies par le pays. A postériori, ne faudrait-il pas à Abdelkrim remercier celui qui l'a mis dans un placard ? Peut-être lui a-t-il permis d'éviter de s'éteindre comme tant d'autres talents qui n'ont pas eu sa chance. Car Bahloul a de la chance. Beaucoup de chance même. Et la chance ne sourit qu'à ceux qui ont du cœur et de l'audace. Il est l'un et l'autre cet homme qui est parti pour aimer son pays comme il le mérite. “Et vous verrez, jeunes gens, que ma mort est optimiste”, signé Jean Sénac. H. G. [email protected]