Ca faisait longtemps que j'avais envie de voir Jean Daniel. Enfin, il est là en face de moi, dans son bureau du Nouvel Obs, droit comme un I. Cet homme est une légende. Je me suis nourri de ses nombreux écrits de L'Erreur à ses carnets en passant par Le refuge et la source où il revient, la plume trempée dans son cœur, sur son enfance blidéenne. Outre l'incontestable magistère qu'il exerce sur le monde de la presse et des idées en France, Jean Daniel a souvent raison avant tout le monde. Et parfois même contre ses amis. Prenez la guerre d'Algérie, il était pour l'indépendance, Camus, son idole, son ami était contre. Il arriva ce qui devait arriver : rupture entre les deux amis. Définitivement. De cette blessure, le survivant ne s'est jamais guéri. On ne guérit pas d'un amour aussi fort que celui qu'il éprouvait pour Camus. De même que Montaigne ne s'est jamais relevé de la perte de la Béotie. “Parce que c'était lui, parce que c'était moi”, disait-il. Jean Daniel pourrait dire : moi j'étais lui et lui était moi. Lui qui s'aime pourtant d'un amour sans limite aimait Camus plus que lui-même. Enfin presque. N'exagérons pas. À force d'aimer Camus, il a fini par avoir quelque chose de camusien. Quoi ? Je ne saurai le dire. Pas les yeux, pas le visage, pas la silhouette, pas le débit verbal traÎnant chez l'un, saccadé chez l'autre... Je pense alors à Clamence, le héros de La Chute et sa définition du charme : “Vous savez ce qu'est le charme : une manière de s'entendre répondre oui sans avoir posé aucune question claire.” Comme Camus, Jean Daniel a dû entendre beaucoup de oui sans avoir posé de questions. C'est ce qui les réunit, cette forme suprême de la séduction qu'on appelle gloire. À 90 ans, Jean Daniel a l'élégance de la maturité, de la sagesse. Il a échappé à la vieillesse, “cet affreux naufrage”. Et comme il a toujours bon pied, bon œil, on est sûr que la vieillesse ne le rattrapera jamais. Il mourra jeune Jean Daniel, comme d'autres meurent vieux en étant jeunes, et d'autres qui meurent tout en restant vivants. Comment a-t-il réussi ce miracle ? Loi de la génétique peut-être. Mais comme on croit à la providence, on aimerait penser que ce sont ses engagements toujours du côté de l'opprimé, du faible et de la vérité qui ont su faire de chaque combat une eau de jouvence. Et comme toute sa vie est marquée du sceau de la lutte, normal qu'il reste aussi jeune. Je lutte… donc je rajeunis, voilà une belle formule qui sied à Monsieur Jean. “Comment va l'Algérie ?”, me dit-il. Vaste question ; j'étais tenté de lui répondre comme il l'a déclaré lui-même dans un quotidien algérien : “Immobile et fermée.” Qu'ai-je répondu ? J'ai soufflé : “Immobile avec de brusques accélérations.” Et j'ai pensé au fond de moi : “Non Daniel n'a pas tout à fait raison, l'Algérie n'est pas fermée. Enfin pas pour tout le monde ; il y a quelques petits malins qui ont les clefs de toutes les serrures.” Il s'inquiète pour l'Algérie son pays qu'il n'a jamais renié, toujours défendu avec la même exigence de la vérité, mais il n'oublie pas l'écrivain en lui : “Mes livres ne se vendent pas en Algérie…” Je le rassure : ils sont disponibles. “Avez-vous lu Le refuge et la source ?” J'opine du chef. Je vois comme un soulagement sur son visage. Il est heureux que ses livres soient lus et disponibles en Algérie. Heureux comme l'enfant de Blida qu'il était. Et qu'il n'a jamais cessé d'être. Avant de se quitter, il me questionne sur un homme politique algérien qu'il venait juste de recevoir : “Pensez-vous qu'il a quelques chances d'être un jour président ?” Réponse : “Les mêmes chances que n'importe quel citoyen algérien.” H. G. [email protected]