Il est dans son fauteuil roulant, les yeux toujours pétillants et rieurs. Tiens, il n'a pas changé malgré les épreuves ? Allons au fond de son regard, que trouvons-nous embusqué ? De la tristesse, une infinie tristesse, une terrible tristesse. La même qu'on découvre dans les yeux d'un enfant orphelin, hébété, sous le choc de la perte de ses parents. Oui, Aziz Smati est orphelin de sa santé. Paraplégique, il roule sa vie dans un fauteuil, les jambes inférieures mortes et enterrées un 14 février 1994. Un 14 février, vous vous rendez compte : la fête de l'amour pour cet amoureux de la vie ! Alors qu'il sortait de chez lui en sifflotant, heureux de vivre, même sous les menaces, un jeune homme s'approche de lui. Ouvert par nature, homme de contact et de dialogue, Aziz n'a eu aucune appréhension, ni méfiance. Il sait qu'il ne doit avoir peur que de la peur. Pourquoi devrait-il avoir peur d'ailleurs? Il n'a fait de mal à personne. Bien au contraire, il n'a fait que du bien avec ses émissions : “Contact”, “Bled music”, “Local Rock”, entre autres, étaient de l'oxygène pour des millions d'Algériens sans loisirs et sans repères. Il était une star, ce génial inventeur de concept d'émissions à succès. Quatre balles tirées à bout portant le mettront à terre. Il sera sauvé de justesse en France. La vie sera sauve. Le reste un peu moins. Commence alors la difficile remontée. Lui, le symbole du rire, ne rira plus comme avant. De ce rire saccadé et si contagieux. Désormais, son rire ressemblera à un sanglot. Quand il rit, on dirait qu'il pleure si bien qu'il donne l'impression de pleurer tout le temps, lui qui faisait pleurer de rire les Algériens. Tous ? Non. Certains riaient jaune. Et c'est sans doute l'un d'eux qui a décidé d'arrêter l'une des sources du rire en Algérie. Une source vie. Mais comme Aziz est de ceux qui ne baissent jamais les bras, il se battra contre le découragement, l'inertie et tous les maux pour se retrouver tel qu'il était et tel qu'on l'aimait : caustique, fin, maniant les jeux de mots en expert. L'homme que j'ai devant moi dans un café parisien aussi triste qu'un ciel d'automne me paraît gai. De cette gaieté qui cache une grande souffrance et une grande pudeur. Il ne veut rien montrer, surtout pas qu'on ait pitié de lui. Toujours debout même assis. De lui, il parle avec détachement et franchise : oui, ils ont bousillé sa vie, oui il ne peut plus fonder un foyer avec des enfants, oui il est au chômage, oui l'Algérie lui manque affreusement. Mais une Algérie heureuse où il était heureux avec ses potes, Mohamed Ali Allalou et Hakim Larouci. Une Algérie d'hier, lumineuse, toujours vivante dans son cœur. Plus vivante que celle d'aujourd'hui où il n'a plus aucun souvenir, hormis celui des quatre balles. Comme l'humour a toujours sa part avec lui, il me dira l'air espiègle : “Kho, sais-tu que nous avons la seule TV interactive au monde ?” Et pourquoi donc ? “Parce que tous les Algériens ne cessent de l'interpeller tout en la regardant.” Le trait est le même. Révérence. Même avec quatre balles dans le corps. L'humour est plus fort que la mort. H. G. [email protected]