Bachdjerrah grouille de monde en ce vendredi d'après-Aïd. Les gens affluent de partout, à la recherche de fruits et légumes pas chers, mais aussi d'affaires scolaires, de tabliers et autres ustensiles de cuisine. La flambée des prix des fruits et légumes qui a coïncidé avec l'Aïd est sur toutes les lèvres. “Le navet à 200 DA, c'est du jamais vu !” s'écrie une vieille. Dans cet immense marché à ciel ouvert, dont les limites sont décidées par les vendeurs à la sauvette, on se vante d'être le lieu privilégié des zawaliya (pauvres). Mais, il n'y a pas que les gens modestes qui s'y promènent. On trouve toutes les classes sociales, tous les âges, des deux sexes, du matin au soir. Cependant, le sujet qui revient sur toutes les lèvres en ce vendredi, c'est le sort de ce marché informel, appelé à cesser d'exister à compter de lundi prochain. La décision prise par le wali d'Alger ne concerne, certes, pas uniquement le marché de Bachdjerrah, mais tous les marchés informels de la capitale. Elle a le mérite de réveiller des vieux démons dans cette immense cité-dortoir de la capitale. La cité vit, en effet, une veillée d'armes. Même ceux qui devraient être soulagés par cette nouvelle se tiennent le ventre. “Nous ne croyons plus aux promesses. Nous ne pensons pas que ça va marcher. Ils ont essayé de déloger les vendeurs à plusieurs reprises, ça n'a pas marché. Juste quelques jours et c'est l'éternel recommencement du cauchemar”, raconte un habitant de la cité, dont l'immeuble est cerné matin et soir par les vendeurs ambulants. Les habitants, ou ce qu'il en reste, sont condamnés à subir le diktat de ces marchands ambulants. Ici, pas question de rouler en voiture, étant donné que toutes les rues et ruelles sont obstruées par les étals des vendeurs. Pour les mariages et les enterrements, c'est inimaginable. Pour l'évacuation d'un malade, il vaut mieux que cela se fasse à pied. Aucune ambulance ne peut y accéder. Quant au ramassage des ordures laissées par les vendeurs, tous les moyens de Netcom ne suffiront pas. Ceci, sans compter les nuisances de tous genres (insultes, vols, bagarres, agressions…). Du côté des vendeurs, la colère monte et risque de dégénérer. Certains menacent de brûler le centre commercial Hamza, accusé d'être la cause de leur délocalisation. Ils sont persuadés que le propriétaire de ce mastodonte, bâti sur les cendres de l'ancien Souk El-Fellah, et qui abrite un millier de commerçants, aurait fait pression sur les autorités locales pour libérer la rue y menant entre la poste et le marché de Bachdjerrah. D'autres, plus réalistes, avancent que l'APC doit libérer cette route pour permettre de dévier l'axe principal de Bachdjerrah, à cause des travaux d'extension du métro (haï El-Badr - El-Harrach). En tout état de cause, l'APC a prévu d'installer les jeunes du quartier dans l'ancien CEM de la cité des Palmiers. Un établissement fermé depuis plus d'une vingtaine d'années et qui a servi, jusqu'à un temps récent, comme centre de transit. Mais cette solution, comme celle qui avait consisté, il y a deux ans, à créer un marché aux fins fonds de Oued Ouchaïeh, risque de n'être qu'une énième fuite en avant. Puisque les vendeurs sont catégoriques. “Qui va venir dans ce coupe-gorge ? qui va risquer de traverser ‘la pharmacie' (lieu où l'on vend les psychotropes) ? Les gens viennent ici, parce que c'est la route du marché. Mais personne n'ira aux fins fonds de la cité des Palmiers. Les meilleurs terrains ont été donnés aux gens qui ont du pouvoir et de l'argent et nous, on nous envoie en enfer !” se lamente un jeune vendeur, qui jure qu'il restera sur le trottoir. Son ami est plus précis. “Regardez la poissonnerie construite à coups de milliards. Est-ce qu'il y a un seul vendeur de poissons qui s'y est installé depuis deux ans ? Il y a un litige sur les locaux attribués, mais c'est un espace qui aurait pu servir aux jeunes du quartier. Regardez le marché, en plein chantier de reconstruction. Vous croyez que les vendeurs, qui ont installé leurs tables dehors, vont revenir à l'intérieur, une fois le chantier achevé ? Jamais de la vie ! Ils vont, encore une fois, louer leurs locaux et ils resteront dehors, sur le trottoir. Il sont protégés, pas comme nous.” Sur les murs, des graffitis expriment la colère des jeunes. “pas de ‘delalla' (marché informel), pas de travail, emmenez-nous en Palestine”, ou encore “un carton à Madrid, c'est mieux qu'une villa à Hydra.” En attendant lundi, tout le monde se tient le ventre ici. Les uns pensent, dur comme fer, qu'il s'agit d'une campagne comme tant d'autres, et que rien ne va changer à Bachdjerrah, alors que les autres craignent le pire.