Liberté : Quel lien faites-vous entre l'œuvre contemporaine ou l'art et la violence extrême ? Emmanuel Alloa : Toute œuvre pose la question de la représentation et de la représentabilité. Face à la violence extrême, la question est de savoir si cet événement extrême peut être représenté, c'est-à-dire trouver des mots, des images ou des sons, qui peuvent laisser résonner en nous ces évènements traumatisants. Soko Phay-Vakalis : Parler de l'art face à la violence extrême, c'est se demander si l'art peut élaborer des traumas collectifs, notamment dans la reconstruction d'une mémoire plus respectueuse envers les oubliés de l'Histoire, les laissés-pour-compte… C'est de ceux-là qu'on voudrait parler. Je pense que l'art permet d'offrir cet espace de représentation, d'autant plus si les instances politiques et culturelles sont défaillantes. Si ces instances ne jouent pas leur rôle, les jeunes générations qui héritent des tragédies de l'Histoire ne peuvent pas trouver un lieu de dénonciation, un lieu d'élaboration. À ce moment-là, des œuvres comme le cinéma, la peinture, la littérature ou toute forme d'art qui offre la liberté de penser, ont un rôle crucial, pour offrir justement cet espace de représentation. Séra : Mon implication en tant qu'artiste-peintre consiste, dans un premier temps, à témoigner de ce que j'ai connu de la première guerre du Cambodge 1970-1975 et ensuite, j'ai ce travail, notamment de mémoire envers ceux qui ne sont plus aujourd'hui, à travers les bandes dessinées, la peinture et la sculpture… Soko Phay-Vakalis : Chez Séra, il y a comme un double regard à travers ses œuvres. Il y a la bande dessinée où une certaine narrativité, un réalisme, qui sont des témoignages réels ou des témoignages de fiction, priment. Il travaille beaucoup à partir des documents, des cartographies, des extraits d'articles qui sont parus. Alors que dans sa peinture, je vois davantage un fil rouge qui est de l'ordre de la discontinuité, se traduisant par la vacuité, l'ellipse, la déconstruction, le fragment, qui témoignent, me semble-t-il, du deuil impossible. L'œuvre permet-elle de porter un message et d'aider la personne blessée à se libérer de ses démons intérieurs et peut-être à guérir ? Emmanuel Alloa : L'insurrection contre le silence est une façon de faire place à la reprise de la parole. Faire œuvre, c'est déjà faire œuvre d'une puissance d'articulation, d'une possibilité de dire à nouveau. Mais cette possibilité-là ne doit pas être comprise comme une thérapie, car l'âme ne se substitue jamais à la thérapie. L'art n'est pas non plus un instrument de justice. S'approprier ce qui nous a été imposé, c'est redécouvrir, non pas quelque chose que l'on posséderait ou qui nous aurait été soustrait, mais une capacité à se reprendre qui est en nous. Cette ressaisie a un lien avec la thérapie, mais elle ne sera jamais une thérapie ni un instrument de justice en tant que tel. Soko Phay-Vakalis : Souvent dans les crimes de masse, on dénie les morts. Il y a disparition du corps, interdiction de commémorer en famille, etc. L'art permet peut-être d'offrir cet espace de sépulture. Une œuvre de sépulture, c'est marquer une présence, évoquer un mort... Renouer avant la destruction. Le fait de parler des violences vécues ne permet-il pas de faire quelque part le deuil ? Soko Phay-Vakalis : C'est une forme de réparation symbolique pour certains, mais ça ne marche pas pour d'autres. ll Emmanuel Alloa : Je pense qu'il faut tenir compte de deux choses. D'une part, il y a un travail de mémoire, pour redonner une place dans l'histoire personnelle ou collective à ceux auxquels on a nié cette place. Ce travail de mémoire peut parfois être effectué par l'art, quand d'autres instances ne s'en chargent pas. En même temps, ça ne doit pas être la tâche de l'art. C'est en ce sens que parfois je parle des images comme les surfaces de réparation. Mais, l'art ne répare pas au sens où il restitue quelque chose. L'art permet de rejouer quelque chose d'autre, de remettre en jeu les places, les positions et les partages, pour accéder peut-être à une autre place que celle qui nous avait été attribuée. Marie-José Mondzain : (Elle a rejoint notre groupe depuis un petit moment). On a parlé d'enjeux et de jeux… L'art, ce sont à la fois des gestes et des œuvres. Il y a des gestes d'art qui ne donnent pas forcément naissance à une œuvre, mais qui sont pourtant des gestes de liberté et d'émancipation. Ce qui m'intéresse, c'est la vitalité de ces gestes. J'ai entendu parler de réparation, de thérapie, de guérison… Je vais peut-être vous choquer, mais pour moi, les gestes d'art sont des gestes qui permettent de maintenir la blessure ouverte, justement pour ne jamais faire de la cicatrice un tissu induré, un tissu cicatriciel. L'art maintient la blessure ouverte. Or, maintenir cette blessure ouverte et en même temps jouer, c'est-à-dire offrir un temps de joie, pour celui qui fait le geste et pour celui qui le reçoit… C'est une joie pour nous tous. C'est une joie universelle !