Des magistrats luttent seuls pour le triomphe des droits et des libertés. Sans la mobilisation de l'opinion publique, le temps et l'arbitraire auront raison de leur combat, surtout que l'administration vient de franchir un nouveau pas dans sa quête d'aliénation de l'appareil judiciaire : l'atteinte à l'honneur et à la dignité des magistrats jugés trop indépendants. Le bras de fer engagé par la section des magistrats de Constantine avec la chancellerie, représentée par le procureur général de Constantine, a atteint des proportions alarmantes. Des présidents de cour, des juges d'instruction, des procureurs de la République et des avocats du barreau de Constantine, laissant aux vestiaires la sacro-sainte obligation de réserve, sont montés au créneau pour dénoncer le non-respect des fondements de toute justice et des textes universels ratifiés par l'Algérie. Ce sont des magistrats, ceux qui instruisent les affaires et les jugent, qui le disent : dans la situation actuelle que traverse le pays, les droits et les libertés ne sont pas garantis dans nos tribunaux, notamment à Constantine. Aujourd'hui, il y a en Algérie deux catégories de magistrats : une majorité qui lutte au quotidien pour l'indépendance de la justice et une minorité, placée aux commandes, qui fait dans la figuration en se limitant à exécuter les directives qui leur sont données par téléphone. Ces directives émanent de procédures qui sont la négation même du droit. Lors d'une rencontre avec les représentants locaux des médias, des magistrats ont été catégoriques. À Constantine, les procureurs de la République et les juges d'instruction ne gèrent plus, et depuis des années, les dossiers qui leur sont confiés. Selon l'un des magistrats, les procureurs de la République et les juges d'instruction entendent les plaignants, les accusés, les témoins et étudient les dossiers pour donner un résumé au procureur général par téléphone, via le procureur général adjoint. Après, ils attendent la suite que donne le procureur général à l'affaire, toujours par téléphone. “Il n'y a plus de séparation des tâches, il n'y a plus de justice”, lance-t-il. Un avocat du barreau de Constantine donne plus de détails : “La présentation des accusés est devenue une corvée pour nous et nos clients. À chaque présentation, on se présente à 8h au parquet pour ne repartir qu'aux coups de 21 heures avec une décision prise par téléphone ! Comprenez que nous-mêmes, professionnels du droit, nous ne croyons plus en cette justice !” Un autre magistrat ne mâche plus ses mots quand il déclare : “Savez-vous qu'on est face à un grave phénomène ? Les plaignants et les témoins finissent par bouder et les instructions et les séances et on se retrouve avec une justice composée uniquement d'un parquet et des accusés. Les juges d'instruction, devant la démission de fait du président de la cour, sont soumis à la volonté du procureur général qui leur dicte ce qu'ils doivent faire par téléphone !” Plus explicite, la section syndicale des magistrats de Constantine dénonce les dépassements du président de la cour de Constantine et du procureur général qui abusent lors de l'application des procédures de mise en route de l'action publique. Son secrétaire général remarque que ces dérapages, après avoir touché le simple citoyen, sont en train de viser les magistrats engagés dans l'action syndicale et qui luttent pour l'indépendance de la justice. Pour ces syndicalistes, “les médias et la justice ont la même mission, la sauvegarde du droit et des libertés. Cette mission dérange les rentiers d'un système qui sont prêts à tout”. “Les magistrats syndicalistes qui ont lutté pour la promulgation du statut du magistrat et qui venaient, le 13 mars dernier, de dénoncer l'incurie de la justice à travers l'exemple de la cour de Constantine subissent les pires intimidations. Après les sanctions administratives, on recourt à l'atteinte à l'honneur et à la dignité des plus tenaces.” Ils citent le cas du président du tribunal de Chelghoum Laïd en exercice et qui est, selon eux, puni à travers son fils. Celui-ci ne s'est pas présenté parce que ni lui ni son père ne croient en la justice. Un cas exemplaire : le fils d'un juge poursuivi Tout a commencé le matin du 14 avril dernier quand, à l'arrivée devant l'étude notariale de Me Merzoug, la jeune employée découvre que l'office a été visité la nuit. À l'intérieur, elle découvre que les 950 000 dinars laissés la veille ont disparu. Les serrures, dans leur partie intérieure, ont été partiellement endommagées, un bout de chandelle, un arrache-clou ainsi qu'une pince traînent par terre. Rabia alerte son employeur qui avisera la police. Une fois sur place, les enquêteurs du premier arrondissement découvrent des éléments qui les laissent conclure que l'intrusion dans l'étude s'est faite sans effraction et que la porte a été ouverte avec des clés, mais qu'on a essayé de maquiller l'affaire en un vol par effraction. Graves révélations sur l'incendie survenu à la prison de Chelghoum Laïd en 2002 Le procureur de la République de l'époque confirme l'innocence de certains détenus “Au moins trois des victimes étaient détenues arbitrairement”, selon le procureur de la République de l'époque. L'ex-procureur de la République près le tribunal de Chelghoum Laïd et qui était en poste dans cette localité au mois d'avril 2002 (date de l'incendie de la prison de la ville qui a coûté la vie à 22 détenus) a fini par briser l'omerta. Lors d'une conférence de presse organisée par des magistrats et des avocats, à Constantine, le procureur de l'époque est revenu sur la qualité des détenus. Selon ce magistrat, auteur de deux livres de droit et premier responsable de la gestion de la prison de Chelghoum Laïd, au moins 3 des 22 victimes ont été détenues arbitrairement dans la prison du fait qu'elles avaient purgé l'ensemble de la durée de leur détention, mais qu'elles attendaient une libération sur laquelle le procureur général tardait à se prononcer. De plus, la mort d'un de ces détenus, habitant les fins fonds de la région des Aurès, n'a pas été portée à la connaissance de ses parents. Ce n'est que plusieurs mois après l'incendie, lors d'une visite du père, que ce dernier sera avisé du sort tragique de son fils. “Il fallait voir ce père et la juge d'instruction en charge de l'affaire effondrés, en pleurs, devant la douleur du moment.” L'ex-procureur précise que, malgré cette bavure et à ce jour, la famille de cette victime n'a pas touché les indemnisations promises par le gouvernement de l'époque et dont le portefeuille de la Justice revenait à l'actuel locataire du palais de l'avenue Pasteur. Dans ses révélations, l'ex-procureur de la République est revenu sur les raisons de son limogeage. Ainsi, selon ses dires, en visite à Chelghoum Laïd, deux jours après le drame, le ministre de la Justice de l'époque, Ahmed Ouyahia, avait demandé aux magistrats les formes d'allégement de la détention préventive tout en respectant les conditions de la garde des prisonniers hospitalisés hors périmètre pénitentiaire. Le procureur général de la cour de Constantine était tenté par la convocation d'une session extraordinaire dans laquelle les faits criminels retenus contre certains détenus hospitalisés devaient être requalifiés en délits et partant, faciliter la mise en liberté provisoire. Toujours, selon ce magistrat, il a été limogé, plus tard et par vengeance, parce qu'il n'a pas accepté de juger de la qualité des faits sur la base… des capacités d'accueil de l'infirmerie de la prison et du nombre de la garde disponible à être affectée à l'hôpital. M. K. Dans sa déposition, la propriétaire de l'étude notariale, Me Merzoug, a été catégorique en éloignant tout soupçon sur ses quatre employés, à savoir Rabia, Noura, Fatiha et Ryadh. Toutefois, elle s'est réservé le droit de se constituer partie civile dans une plainte contre X. Quelques jours après, et suite à une vérification, la notaire découvre qu'une autre somme lui a été subtilisée la nuit du vol, soit 400 000 dinars, mais cette fois-ci du coffre-fort. Encore une fois, elle se présente à la police judiciaire pour apporter ce complément d'informations et reconnaître qu'elle est la seule à détenir les clés du coffre. Les officiers de la police judiciaire concluent que l'étude notariale de Me Merzoug a subi un acte de vol, probablement commis par une personne appartenant à l'entourage immédiat de la victime, soit un des employés, soit des personnes que la victime s'est abstenue de citer. Chez les policiers, les quatre employés ont nié le fait que l'auteur du vol soit l'un des leurs. “On travaille ensemble depuis des années et on se connaît tous”, n'ont pas cessé de clamer les employés. Le procureur de la République, se basant sur les auditions de la police judiciaire, juge que des preuves suffisantes de vol sont réunies contre les quatre employés et demande au juge d'instruction d'ouvrir une instruction judiciaire dans ce sens, avec mise en détention préventive des quatre inculpés. Devant le juge d'instruction, la victime et les quatre employés de l'étude notariale font les mêmes déclarations contenues dans leurs déposition devant la PJ, ce qui pousse le juge d'instruction à rejeter l'arrêt de mise en détention préventive. De plus, selon le juge d'instruction, les conditions de la mise en détention préventive qui reste une exception, notamment celles prévues par l'article 123 du code des procédures pénales, ne sont pas réunies. Devant ce rejet, le parquet introduit un pourvoi devant la chambre d'accusation qui décide de laisser trois des employés en liberté et de placer le quatrième, soit Ryadh, en détention préventive. En effet, selon des fuites organisées à partir de “cette chambre”, le procureur général a pu avoir cette détention préventive pour Ryadh en manipulant les faits et les dates. Pour le procureur, le jour du vol à l'heure de fermeture des bureaux, Ryadh a regagné le bureau pour récupérer son “manteau”. Or, qui est cette personne qui utilise un manteau en juin et à Constantine ? Sur ces allégations, la famille de Ryadh comme d'ailleurs ses collègues employés sont catégoriques. Alors que le vol a été commis au mois d'avril, le procureur parle du mois de juin comme pour insinuer que Ryadh n'avait pas besoin d'un manteau pour retourner dans les bureaux et voler l'argent. Pour Fatiha, une des employés accusés, “le jour du vol, le 14 avril, alors que nous quittions les bureaux après les heures de travail, Ryadh est retourné sur les lieux pour récupérer son blouson en cuir (pas de manteau, ndlr) qu'il a oublié. Toutefois, durant ce laps de temps, il ne peut pas commettre un vol”. Pour cette employée, “ce qui prouve qu'on n'est pas des voleurs est qu'une somme de 400 000 dinars a été subtilisée du coffre-fort sans qu'il soit cassé, d'ailleurs, la notaire l'utilise toujours et les clés de ce coffre ne restent que chez la victime”. Rabia, quant à elle, pense que “si la victime ne nous a jamais soupçonnés (les autres employés, ndlr), c'est parce que, probablement, elle soupçonnait son mari, cela reste une hypothèse, car la victime n'a jamais accusé ouvertement son mari”. Des suspects oubliés Rabia confirme les propos de Fatiha quand elle reconnaît : “Effectivement, en quittant les bureaux le jour du vol, Ryadh est retourné sur les lieux pour récupérer son blouson en cuir léger. À sa sortie, il tenait dans ses mains le blouson et il n'avait en sa possession aucune somme d'argent. On aurait pu remarquer l'objet du vol entre les mains de Ryadh, c'était une grosse somme en coupure de 100 et 200 DA. De plus, les clés du coffre qui a été visité sans effraction n'étaient pas chez Ryadh. Seule la notaire les avait. Enfin, le temps utilisé par Ryadh pour récupérer son blouson était trop court pour orchestrer un vol”. Alors, pourquoi le procureur de la République n'a pas entendu les autres personnes suspectes et qui avaient à la fois les clés de la porte de l'immeuble et du coffre ? En d'autres termes, le couple Merzoug ? En effet, selon des témoignages, le mari de la notaire disposait de la clé des portes et, la nuit, son épouse dépose les clés du coffre chez eux. Alors, pourquoi cette piste insinuée par le rapport de la police judiciaire n'a pas été suivie ? Les magistrats de Constantine ainsi que les avocats, présents à la conférence de presse, n'ont pas voulu s'étaler sur cette affaire, laissant aux journalistes la liberté de faire leur travail d'investigation. L'un d'eux lâchera : “À quoi bon aller plus loin quand on a l'occasion de faire taire un magistrat qui n'est pas dans les rangs ? Pensez-vous que la justice a un sens chez le procureur général ?” Les magistrats et avocats de la place constantinoise sont unanimes. Lors de l'enquête préliminaire, le procureur général a appris que Ryadh n'est autre que le fils du président d'un tribunal et membre actif de la section syndicale qui a rendu publique la déclaration du 13 mars dernier dénonçant l'incurie qui sévit à la cour de Constantine. “C'est à partir de ce moment que le procureur général, qui a déjà accaparé les prérogatives d'une cour, a joué à la manipulation”. Un des avocats de Constantine précise : “Notre révolte n'est pas le résultat d'une indignation parce que l'enfant d'un collègue est dans la tourmente. Mais parce que le fils d'un magistrat-syndicaliste paie les frais de ses engagements pour l'indépendance de la justice. Ryadh a eu des circonstances aggravantes parce que son père est un juge intègre. Si le juge n'est pas protégé contre l'incurie du système judiciaire, quel sera le sort de notre client, le simple citoyen ?” Alors, Ryadh Boughaba est actuellement en fuite. Il fuit une justice qui le poursuit pour un “crime” commis par son père qui a signé une déclaration dans laquelle, et pour la première fois dans l'histoire du pays, des magistrats font un état des lieux réel de leur profession. En tout cas, si le fils d'un magistrat en exercice, qui est aussi en 2e année de magistère en droit et inscrit au concours de la magistrature, ne répond plus aux convocations de la justice, c'est parce qu'il est certain et en connaissance de cause que la justice que fait papa et ses collègues est un exercice de non-droit. La chambre d'accusation est souveraine pour décider ou non de la détention préventive. Cependant, on voit mal un juge la faire subir au rejeton de son collègue s'il n'y a pas des antécédents. Dans notre cas, les antécédents sont d'ordre syndical. Un droit admis par la déclaration universelle des droits de l'Homme que l'Algérie a ratifiée. Des droits devant lesquels, les magistrats de Constantine, et ils sont catégoriques, il n'y a plus de place pour l'obligation de réserve. Quelle crédibilité pour un gouvernement, une économie, un tissu social, enfin, un Etat-nation, si un des fondements du contrat social — la justice — est violé de la façon la plus abjecte ? La montée des magistrats et avocats de Constantine intervient au moment où nos collègues sont convoqués quotidiennement par un appareil judiciaire qui s'autosaisit parcimonieusement et que ses propres enfants dénoncent, pis, craignent, eu égard à ses abus. “Ma yatmanouaha hata loulad-houm”, comme on le dit bien chez nous. Dans ces conditions, on a vraiment peur pour nos collègues. M. K.