Un autre enlèvement en Kabylie. Un de plus, un de trop. Avec, cette fois-ci, mort d'homme. Un entrepreneur connu dans la région pour son dynamisme, son sens des affaires, mais surtout pour sa générosité. Un homme qui n'a pas accepté d'être pris en otage et qui a préféré mourir… Mais ce n'est pas la première fois que des hommes meurent par ici, parce qu'ils se sont défendus, défendu leurs biens, ou ceux de l'Etat contre des agressions terroristes. J'ai encore en mémoire le postier de la commune d'Aït Mahmoud, abattu de sang-froid par les assaillants qui étaient venus commettre le hold-up de son bureau de poste. Il avait tenté de prévenir les services de sécurité. Faut-il rappeler qu'un jeune de 18 ans avait également laissé sa vie ce jour-là. Il était venu porter secours à l'employé des postes. La liste des victimes, des enlèvements et des attaques à main armée s'est considérablement allongée. Près de 60 prises d'otages avec demande de rançons et plusieurs agressions contre des bureaux de poste ou des convoyeurs de fonds ont été perpétrées aux quatre coins de la wilaya. Souvent avec perte de vies humaines. Un climat d'insécurité qui a investi notre région et qui autorise toutes les conjectures, d'autant que les pouvoirs publics restent mutiques et affichent, face à ce phénomène, une totale indifférence. Un Etat coupable – d'aucuns pensent qu'il est complice – d'un désintérêt absolu vis-à-vis de la détresse dans laquelle sont plongées la population, les victimes et leurs familles. Je ne veux pas entrer dans le débat qui consiste à spéculer sur l'identité des responsables de ces actes. Terrorisme, grand banditisme ou les deux à la fois, cela importe peu. Des spéculations qui ne feront que diluer l'essentiel dans l'accessoire. Les faits sont là avec l'angoisse qu'ils charrient au sein de la population et la douleur qu'ils provoquent dans les familles. Des faits qui dévitalisent la région parce que les entrepreneurs, investisseurs et autres opérateurs économiques, principales victimes de ces agressions, fuient pour aller s'installer dans des régions du pays plus sûres. Des exactions qui réduisent davantage le bassin de l'emploi et accentuent un chômage double de la moyenne nationale, un chômage qui se situe autour de 35 à 40%. Une stratégie qui vise à appauvrir irrémédiablement la région, “un programme politique” qui profite à qui ? En tout cas, une situation qui ne semble pas tirer de leur irresponsabilité les autorités de ce pays. J'ai, dans une interpellation écrite, posé une première fois ce problème à Zerhouni, alors ministre de l'Intérieur. C'était au mois d'avril dernier. Il est parti sans m'avoir donné de réponse. Voici ce que, en substance, j'écrivais à ce ministre de la République. “La Kabylie vit depuis maintenant plusieurs années au rythme des enlèvements de personnes et des demandes de rançons, sans que l'Etat algérien manifeste sa présence auprès des victimes et qu'il exprime la volonté d'y mettre fin. Un climat d'insécurité qui a provoqué le départ de la région de la majorité des investisseurs et des opérateurs économiques et qui décourage, bien sûr, la venue de ceux qui souhaiteraient y installer leurs entreprises. Une situation qui grève lourdement la vie économique de la région et qui accentue la pauvreté et le chômage. Un bassin de l'emploi quasi absent et un taux de chômage qui atteint, selon les chiffres officiels, le double de la moyenne nationale (...).” “(…) Le silence des autorités devant ce nouveau malheur, qui frappe la population de la région, a fait naître chez cette dernière le sentiment d'être abandonnée et d'avoir été livrée au terrorisme et à la délinquance… Une apparente indifférence des pouvoirs publics face à la détresse des familles et à l'insécurité dans laquelle vivent au quotidien les citoyens. Ce qui n'a pas manqué d'inquiéter et de donner libre cours à toutes sortes de spéculations. Ce qui a amené également, et c'est un dommage pour la crédibilité de l'Etat, la population à se prendre en charge et à lutter seule contre ce nouveau fléau qui gangrène la région. Pour l'instant pacifiquement (…).” “(…) Une absence de l'Etat qui conforte les individus responsables de ces actes dans la poursuite de leurs forfaits et qui donne des idées à ceux qui voudraient faire de même. Et pour cause, voilà une activité qui rapporte des sommes colossales dans l'impunité la plus totale (…).” “(…) Des citoyens qui attendent la manifestation de la volonté de l'Etat de la protéger des exactions des terroristes, du racket, du banditisme et de toutes les formes de délinquance qui sévissent dans leur environnement (…).” “(…) La population est aujourd'hui fatiguée de la situation délétère dans laquelle elle baigne depuis plusieurs années. Elle n'a qu'un souhait, c'est celui de retrouver la tranquillité, la paix et la prospérité. Une mission qui vous incombe, Monsieur le ministre, et qui incombe au gouvernement que vous représentez.” En violation de l'article 134 de la Constitution et de l'article 72 de la loi organique n° 02-99 fixant l'organisation et le fonctionnement de l'Assemblée populaire nationale et du Conseil de la nation, Zerhouni n'a pas daigné me répondre. Sans doute parce qu'il considère qu'il est au-dessus des lois de la République. “La loi n'est pas un problème”, avait-il dit, chacun s'en souvient. Et comme si la continuité de l'Etat n'existait pas, son successeur, Ould Kablia, n'a pas non plus donné suite au courrier adressé à son prédécesseur. C'est pourquoi je l'ai, à son tour, rendu destinataire d'une correspondance. C'était début octobre dernier, une quarantaine d'enlèvements plus tard. “La wilaya de Tizi Ouzou vient d'enregistrer son 57e kidnapping avec demande de rançon. Cela s'est passé dans la daïra de Beni Douala. La population – en particulier les familles des victimes – est livrée à elle-même, sans que les pouvoirs publics manifestent la ferme volonté d'y mettre fin. Notre wilaya est, du fait de ces exactions, dévitalisée. Elle observe avec impuissance son irrémédiable appauvrissement parce que – je le disais dans un courrier précédent adressé à votre prédécesseur – les investisseurs ne se bousculent pas à notre porte pour venir y créer des richesses, et ceux qui y sont déjà installés se délocalisent progressivement. Le bassin de l'emploi s'est amenuisé considérablement alors que 10 000 jeunes citoyens de la wilaya arrivent chaque année sur le marché du travail (…).” “(…) Les citoyens de la wilaya de Tizi Ouzou sont terrorisés par le climat d'insécurité qui y règne. Cette situation ne peut pas durer. Les pouvoirs publics doivent manifester leur ferme volonté de lutter contre ce fléau. La terreur peut inhiber momentanément les initiatives citoyennes. Toutefois, vous devez savoir que les habitants de la région ne veulent pas continuer à subir et des formes d'organisation pour l'autodéfense prennent forme ici ou là. Leur aboutissement peut être porteur de danger pour l'ordre social et l'ordre institutionnel. Il vous appartient, en tant que premier responsable du ministère de l'Intérieur, de prévenir ce risque(…).” À ce jour, je n'ai reçu aucune réponse. Un silence de l'Etat qui est lourd de sens, un silence troublant qui autorise toutes les interprétations, toutes les supputations et qui alimente l'hypothèse selon laquelle le pouvoir s'est inscrit dans une logique de contre-développement de la Kabylie. Comment, en effet, penser autrement au regard de l'inventaire des dégâts occasionnés par cette situation d'insécurité, en particulier quand celle-ci est additionnée à l'état de dégradation avancé de notre environnement et à l'indigence du tissu économique qui caractérisent la région. Il est attendu des pouvoirs publics qu'ils manifestent leur détermination à mettre fin aux enlèvements et aux multiples agressions que la population subit depuis des années et qu'ils mettent tous les moyens dont dispose l'Etat pour ce faire. Ce n'est pas le cas, et chacun a pu remarquer que la Kabylie est abandonnée à elle-même. Les citoyens pensent généralement – et c'est à juste titre – que le pouvoir se désintéresse du sort de la population locale et que ce dernier (le pouvoir) s'est résolu à la livrer à la terreur et au délabrement économique… pour la punir, sans doute, de son permanent désir d'émancipation et de liberté. Une conjecture légitime au regard de leur réalité quotidienne. Pour autant, la République a le devoir et l'obligation de protéger les biens et les personnes. “L'Etat est responsable de la sécurité des personnes et des biens…”, article 24 de la Constitution. Garantir la sécurité du citoyen, un des fondements de l'Etat de droit… Chacun peut constater qu'en la matière, notre République a failli. En manifestant une telle incurie dans la gestion de ces affaires d'enlèvements et d'attaques à main armée, et en tolérant tous les assassinats qui s'y sont produits, l'Etat algérien s'est rendu coupable non seulement de la violation de la Constitution du pays mais aussi de la violation des droits de l'homme. En se murant dans ce mutisme, il s'est assurément fait complice de l'agression que subit notre région. Il est aujourd'hui évident que les pouvoirs publics algériens ont choisi de ne pas voir ce qui se passe en Kabylie. Leur absence de réaction est consubstantielle de ce choix. Chacun, ici, a donc compris que l'Etat ne réagira pas et que la République a tourné le dos à la région. Il faudra, sans doute, que la population locale prenne en main son destin. Des actions ont été déjà initiées, à la suite des enlèvements dans les daïrate de Tigzirt et de Boghni. Les Ath Djennad, qui viennent de perdre un des leurs, ont fait appel à une marche dans la ville de Fréha. Ces derniers ont demandé à la population de résister et de lutter contre cette stratégie de dévitalisation et d'appauvrissement de la Kabylie. Les citoyens ont compris qu'ils n'ont plus le choix, c'est pourquoi ils ont appelé – au-delà des appartenances politiques – à l'union et qu'ils ont décidé de ne pas rester “les bras croisés”. En tout état de cause, il faudra bien que chacun assume ses responsabilités. L'Etat en premier. M. B. *Psychiatre et député RCD