Quand il a été reçu en audience par le chancelier de l'Echiquier britannique dans un fort beau château, Benbitour fut d'abord étonné par la désinvolture de cet homme, vautré dans un fauteuil, les mains à ses bretelles, l'œil mi-clos, le guettant comme un chat prêt à dévorer une souris trop heureuse de lui servir de repas. Comme tout bon financier qui se respecte, Benbitour garda son calme. Eh quoi, ce n'est pas cet homme affalé qui le prend de haut qui va lui faire perdre pied. Du pays d'où il vient, il a appris, à trop voir les blindés, à se blinder. Et puis, hein, les chiffres apprennent la maîtrise de soi et le recul. On aura compris que Benbitour a vite saisi que le ministre britannique des Finances le prenait pour une quantité négligeable représentant d'un pays tout aussi négligeable. Méprisé, l'ex-Chef du gouvernement, à l'orgueil typiquement algérien, donc à ne pas chatouiller, releva la tête. Pour tancer le sujet de Sa Majesté ? (ça aussi c'est algérien…). Non, pour lui faire la leçon. Le docteur en économie qu'il est commença alors à parler de finances de sa voix posée et douce. (Ce n'est pas algérien, enfin pas tout à fait). Au fur et à mesure qu'il parlait, le chancelier, d'abord intrigué, ensuite étonné, puis charmé, enfin totalement conquis, se redressait progressivement jusqu'à devenir droit, écoutant religieusement cet homme qu'il avait d'abord frimé. À la fin de l'entretien, le chancelier, qui avait oublié son flegme, dit d'une voix chevrotante de grand argentier de Sa Majesté : “Dommage que je ne vous ai pas connu avant.” Là où il passe, Ahmed Benbitour charme et séduit. Non point par son allure, non point par son humour et son art consommé de la séduction, mais par ses capacités intellectuelles et sa grande maîtrise de la dialectique financière. Crédible ailleurs, inemployé ici, Benbitour appartient à cette race dangereuse des intellectuels et des raisonneurs qui suscitent la méfiance de ceux qui ne voient l'Algérien qu'en estomac ou en portefeuille. La bonne bouille d'honnête homme à l'échine un peu raide d'Ahmed Benbitour n'est pas de celui qui se fraie son chemin en écrasant son prochain ou en s'écrasant, ce qui est tout aussi grave. Sinon pire pour l'ego. Mais ce n'est certainement pas son physique où seulement son honnêteté qui ont poussé le président de la République à le convoquer en ce Ramadhan 1999 pour le nommer Chef du gouvernement, mais sa compétence avérée. Détails cocasses. Ayant reçu un appel de la présidence, sachant pour quelle raison, Benbitour a répondu qu'il sera disponible à moins de deux heures de la rupture du jeûne. Ainsi, pensait-il, la rupture du jeûne aidant, il sera libre de partir après une heure d'audience. Il pensait être maître du temps, c'est mal connaître le président qui est maître de son temps et celui des autres. Ils resteront ensemble cinq heures ! Oui, cinq heures. Et comme plat présidentiel : un verre de lait et quelques dattes. Ce repas spartiate augure du reste : au bout d'une année le divorce sera consommé. Benbitour rédigera de sa main sa lettre de démission. Sans amertume, ni haine. L'intellectuel qu'il est se bat pour des idées et des principes. À ce niveau, il n'a pas d'ennemis, que des adversaires. Avant de se quitter, le président lui aurait dit : “L'Algérie a besoin de vos compétences et de votre intégrité.” Voilà, résumé en deux mots, la meilleure définition de l'enfant de Metlili qui a fait partie de cinq gouvernements et qui est resté lui-même. Un homme simple qui adore Mohamed Abdelwahab, Oum Kelsoum et Ali Ibn Abi Taleb pour son éloquence. Par un temps pluvieux d'octobre 2004, il dira au journaliste qu'il a reçu chez lui et qui est sur le point de partir : “Attends que je t'accompagne avec un parapluie. Tu risques de prendre froid.” Nous ajouterons, à ce qu'a dit Bouteflika, la gentillesse et la modestie. Deux vertus rares en politique. Aussi rare qu'Ahmed Benbitour, gémeau, qui n'a pas de jumeau. H. G. [email protected]