La révolte a sonné le glas du système répressif nourri par la double logique sécuritaire et de corruption, marqué par une présidence omnipotente, un parti quasi-unique, une presse aux ordres et un degré extrême de verrouillage de l'espace public. Les Tunisiens ne veulent plus de Ben Ali, qui a quitté le pays hier. Bien que le président Zine el Abidine Ben Ali, qui fait face à une vague de contestation sans précédent depuis son arrivée au pouvoir en Tunisie en 1987, ait annoncé dans un premier temps qu'il ne briguerait pas un nouveau mandat en 2014 et dévoilé des mesures visant à désamorcer la crise, les manifestants ont réclamé hier son départ pur et simple, l'obligeant à fuir le pays et céder provisoirement le pouvoir à son Premier ministre. Les milliers de manifestants réclamaient hier le départ du président Zine El Abidine Ben Ali à Tunis et en province, ont fini par avoir gain de cause. Confronté à une crise sans précédent, le président tunisien a quitté la Tunisie, ont indiqué deux sources proches du gouvernement, après avoir limogé le gouvernement et annoncé des élections anticipées d'ici six mois. C'est Mohammed Ghannouchi, qui doit occuper la présidence tunisienne, de façon temporaire, d'après une nouvelle annonce officielle faite à la télévision tunisienne hier soir. à Tunis, des manifestants ont défilé dans la matinée sur l'artère principale, l'avenue Bourguiba, sans être inquiétés par la police. De centaines au départ, leur nombre n'a cessé de gonfler atteignant des milliers et ils étaient toujours dans la rue à la mi-journée. “Non à Ben Ali”, “Soulèvement continu, non à Ben Ali”, “Ben Ali dégage” ont-ils crié en entonnant l'hymne national. Des avocats en robe noire faisaient partie de la manifestation. Aucun incident n'a été signalé en dépit de l'absence du service d'ordre. Un manifestant qui a jeté une pierre sur le siège du ministère de l'Intérieur a été conspué par la foule. Des manifestations se déroulaient également dans plusieurs villes de province, selon des correspondants et syndicalistes qui n'ont pas signalé de violences. Les concessions insuffisantes de Ben Ali Le chef de l'Etat, qui intervenait pour la troisième fois à la télévision depuis le début des troubles, le 16 décembre, a notamment ordonné aux forces de sécurité de ne plus faire usage d'armes à feu contre les manifestants et annoncé une baisse du prix du sucre, du lait et du pain. Il a également promis la liberté de la presse, la fin des mesures de fermeture des sites internet. Ces annonces ont déclenché des scènes de joie dans les rues de Tunis malgré le couvre-feu et la facture de 66 morts. Ce qui marque un recul qui ne saurait être le signe d'une volonté de reprise en main, même si le revirement de Ben Ali est également destiné à apaiser ses soutiens étrangers et à répondre aux pressions américaines. La révolte en Tunisie a dépassé le stade de simples revendications économiques. La propagation du mouvement au cœur de Tunis et aux abords mêmes du palais de Carthage, lieu de résidence du président, est significatif. Les Tunisiens ont bravé les tirs à balles réelles de la police avec ce message : “Donnez-nous notre liberté, partez.” La protestation sociale des étudiants chômeurs est vite entrée dans une phase supérieure, avec un mouvement qui a évolué dans son recrutement sociologique, s'y sont joints les ordres professionnels avec les avocats, qui jouent un rôle énorme, les partis et mouvements d'opposition et, fait marquant, le syndicat unique, qui a toujours eu un rôle de représentation des salariés vis-à-vis du pouvoir et qui ici a joué un rôle oppositionnel. Et la Tunisie s'est ainsi retrouvée dans le mouvement à la fois populaire et des classes moyennes, celles-là pourtant érigées et cultivées par le système Ben Ali. Reste que sa légitimité a été réduite à zéro. Les observateurs voient mal comment son régime usé va pouvoir se renouveler. Un régime dépassé La villégiature de vacanciers occidentaux entre dans la spirale répressive : militants et défenseurs des droits de l'homme, qui dénoncent la torture et les détentions arbitraires, sont dans la ligne de mire. 1992, date de ce tournant de l'ère Ben Ali, est aussi l'année durant laquelle le second président de la Tunisie indépendante convole en secondes noces, héritant du même coup d'une famille encombrante dont WikiLeaks a fait récemment des gorges chaudes. Deux ans plus tard, en 1994, Ben Ali est réélu avec 99,91% des suffrages et, comme son prédécesseur Bourguiba il se décrète, dans les faits, président à vie. Son mandat est indéfiniment renouvelable depuis la réforme constitutionnelle de 2002. Sur le plan économique, en revanche, à partir du milieu des années 1990, Ben Ali a joué la carte de l'ouverture. Encouragée par l'Union européenne et le Fonds monétaire international, cette libéralisation permet d'attirer des investissements créateurs d'emploi. Le dynamisme économique du pays fait dire à ses partenaires occidentaux que la Tunisie est le havre de stabilité par excellence dans le monde arabe. L'ex-président français Jacques Chirac a même invité les Tunisiens à se satisfaire de bien manger le pain au lieu de pérorer sur les droits de l'homme ! En effet, jamais, au cours des vingt dernières années, le taux de croissance du pays n'a été inférieur à 5%. Les services publics ont fonctionné, les rues propres, l'école de bon niveau… Ben Ali a effectivement réussi à doter la Tunisie d'une classe moyenne dans le sens plein du terme grâce, entre autres, à une politique de prêts favorisant son émergence matérielle, son confort. Mais cette politique a aussi servi de tremplin aux ambitions des proches du président qui se sont emparés de larges pans de l'économie par le jeu des privatisations, puis de l'insertion de la Tunisie dans le marché mondial. Dans ce pays où les écarts sociaux ont longtemps été assez faibles et où la corruption était marginale, cela choque. Mais la crise mondiale a fait partir des usines vers d'autres cieux moins chers, exacerbant les problèmes sociaux que complique l'arrivée de contingents d'étudiants sur le marché du chômage. Il n'en fallait pas plus pour que l'omniprésence de Ben Ali dans leur vie devienne insupportable aux Tunisiens. En effet, les 10 millions de Tunisiens ont vécu sous haute surveillance dans un pays quadrillé par des milliers de cellules du Rassemblement constitutionnel démocratique (le parti du président, ex-unique), des milliers également de comités de quartier, qui sont autant d'annexes locales du ministère de l'Intérieur, et 110 000 policiers. La Tunisie a fini par ne plus compter qu'une poignée d'associations réellement indépendantes et sous pression en permanence… Le dernier discours de Ben Ali était le prélude aux changements politiques attendus par la société civile et l'opposition! Pour que la France se départisse de sa posture de soutien ferme aux locataires du palais de Carthage, c'est que le feu était dans la maison Ben Ali.