Les économistes et les entrepreneurs présents ont plaidé pour un gouvernement qui aide les entreprises à créer de la richesse et de l'emploi, en un mot pour un nouveau mode de gouvernance. À l'issue de la conférence de Taïeb Hafsi, professeur à Hec Montréal, intitulée “Les entreprises du Sud peuvent-elles être compétitives dans un monde ouvert ? Analyse stratégique et pistes d'action”, organisée par le think-thank de Liberté “défendre l'entreprise”, il ressort un consensus sur la nécessité de changement au niveau de la gouvernance politique et économique du pays, si on veut faire émerger des entreprises championnes en Algérie, capables d'atteindre progressivement une taille régionale, voire mondiale. Par extension, plus de démocratie dans le mode de gestion du pays constitue la voie royale pour faire émerger un tissu économique compétitif, une économie solide capable d'affronter la concurrence internationale, un grand pays émergent qui compte dans l'espace euroméditerranéen, a laissé entendre M. Hafsi. “Il y a nécessité de transformation politique pour libérer l'entreprise et le citoyen, sans quoi, c'est clair, nous allons vers plus de violence”, a-t-il conclu, au terme du débat. Les opérateurs présents, dont le P-DG de Cevital, Issad Rebrab, les présidents du Forum des chefs d'entreprise, respectivement Réda Hamiani et Omar Ramdane (président d'honneur) ont tous évoqué un environnement des affaires très contraignant et une politique économique qui ne place pas l'entreprise au centre des préoccupations des décideurs. Pourtant, l'entreprise est la principale source de création d'emplois et de richesses. “Sans stabilité des règles du jeu, il y a risque politique” La communication de M. Hafsi a été centrée sur la problématique suivante : “la compétitivité d'une entreprise est pratiquement déterminée par trois grands facteurs : 1- ses modèles d'affaires ou sa capacité à se démarquer et à se battre dans ses principaux secteurs d'activité ; 2- la nature de l'environnement, compétitif et institutionnel dans lequel elle baigne ; 3- le leadership du/des dirigeants. Comme la compétitivité d'un pays est directement reliée à celle de ses entreprises, tous les pays sont préoccupés par la question de savoir comment aider les entreprises à être plus compétitives, les aider à être créatives, notamment au plan stratégique, réduire les obstacles physiques, administratifs et psychologiques auxquels elles peuvent faire face. Issad Rebrab : “beaucoup de produits algériens peuvent être plus compétitifs que ceux de l'Europe ou de la Chine” Concernant le jeu institutionnel, il a rappelé que les pays sont en concurrence. “Il faut, donc, que le pays devienne une plate-forme stratégique viable pour les entreprises qui veulent investir. C'est cela l'essence de l'IDE. À cette fin, il convient de réduire le risque politique, rendre les affaires attirantes, rendre la vie facile”. Il a souligné que “pour les entreprises, le risque politique se réduit à la clarté et à la stabilité des règles du jeu. S'il y a instabilité des règles du jeu, il y a risque politique. Réduire le risque politique consiste, entre autres, à instaurer la démocratie. La démocratie marche parce son processus de décision est lent, requiert le consensus et permet de ce fait aux acteurs de s'ajuster sans dommages (cas du Canada et de la Malaisie)”, a-t-il soutenu. Enfin, il conclut qu'une organisation du Sud peut être compétitive sur la scène mondiale sous conditions. “Il faut, entre autres, un gouvernement intelligent, favorisant particulièrement avec subtilité les entreprises installées au pays, générant la prospérité et l'emploi”. Réda Hamiani, le président du FCE, au cours du débat, a posé le problème de compétitivité de l'entreprise algérienne : “le coût du travail est trop élevé par rapport à la productivité. Quand une chemise est fabriquée chez nous, on en produit trois en Chine. À salaire égal, le rendement est plus élevé”. Sur cette question, Issad Rebrab a souligné que beaucoup de produits algériens peuvent être plus compétitifs que ceux d'Europe, voire même de la Chine. Il a cité trois cas. Le premier, celui de Cevital. Son sucre raffiné est compétitif en Europe grâce à la taille critique de son outil industriel. Précisément, sa raffinerie de sucre a actuellement une capacité de production de 2 millions de tonnes/an, les plus importantes en Europe ont une capacité de 500 000 tonnes/an. Autre produit : les fenêtres. Cevital a effectué des études de marché. Il en ressort que la France a besoin de 15 millions de fenêtres par an. En les produisant aux normes européennes, on est compétitif, a-t-il ajouté. Du coup, une entreprise française a proposé à Cevital l'achat de son produit, moins cher que ses propres fenêtres en raison de charges salariales importantes (45% du coût du produit). “Si nous fermons l'usine, nous sommes prêts à vous acheter votre produit”, a proposé le fabricant français. Il a cité un autre facteur de succès de Cevital sur les marchés extérieurs : le groupe a investi dans les dernières technologies. Verre plat, électroménager sont autant de produits où Cevital peut être également compétitif. Issad Rebrab a cité également une seconde entreprise algérienne qui est capable de vendre des chemises moins chères en Chine (ou moins chères que les chinoises) grâce à l'automatisation de sa chaîne de production. “Au lieu d'employer 500 employés, j'en emploie seulement 50”, a affirmé son chef d'entreprise. Réda Hamiani a abordé par la suite les limites de l'entreprise locale : un taux d'intégration très faible, en un mot très peu de valorisation locale et un tissu de PME constitué à 96% de très petites entreprises. Comment faire pour améliorer la réceptivité de nos dirigeants face à l'offre algérienne ?”, s'est-il interrogé. On enregistre un malentendu entre classe dirigeante et classe d'entrepreneurs : “On vous a donné 15 ans de liberté, qu'est-ce que vous en avez fait ? On nous (ndlr secteur privé) voit aujourd'hui dans la sous-traitance, dans l'accompagnement de l'entreprise publique et non comme rôle moteur dans la croissance de l'économie”, a-t-il ajouté. Sur le rapport à l'environnement de l'entreprise, Issad Rebrab a rappelé sur un ton didactique : “La pauvreté n'est pas une fatalité. Il y a des pays bien gérés et des pays mal gérés. Le problème, ce n'est ni le citoyen ni l'entreprise, c'est la mauvaise gouvernance de 1962 à nos jours. Tout simplement, parce qu'on n'a pas libéré les initiatives. Libérer, chaque Algérien est un créateur. Les entreprises du Sud, si elles étaient libérées, n'auraient aucun problème à concurrencer les entreprises du Nord (de l'hémisphère). Ce ne sont pas les potentialités humaines qui font défaut en Algérie. Le problème, c'est l'environnement de l'entreprise qui bloque.” “Comment ancrer dans l'esprit des gouvernants de ne pas freiner les entreprises créatrices de richesses ?”, a-t-il souligné. M. Belmihoub, professeur à l'ENA, a dressé, lui, ce constat : “L'Etat n'a pas de stratégie. Il gère un budget colossal. Cet argent aurait pu profiter aux entreprises privées. La gestion ne dépasse pas un horizon d'un an. Il n'y a pas de loi de finances unique depuis 20 ans. L'Algérie fonctionne avec des lois de finances complémentaires adoptées chaque année. Cela perturbe les règles du jeu”. Il a fait également état du phénomène de la corruption : des entreprises retenues dans les marchés publics sont douteuses, ce qui joue au détriment des entreprises dynamiques et loyales. Le vrai débat, selon lui, est celui de la gestion économique. On ne peut occulter la stratégie de l'Etat. Les entreprises qui réussissent dans le monde sont adossées à un Etat efficace. Le professeur Hafsi a rappelé que l'Etat a un rôle très important. Il a un effet considérable sur les entreprises. Revenant sur l'expérience des pays qui ont réussi leur développement, il a cité le cas de la Corée du Sud qui a non seulement fixé des objectifs mais conçu un mécanisme de mise en œuvre et a veillé à son efficacité. Il a souligné, à cet égard, que ce sont les entreprises qui informent sur les réalités du terrain. Pour M. Benbitour, l'ancien Chef du gouvernement, la vraie question est celle de la démocratie. En un mot, il faut plus de démocratie dans notre pays. Le professeur Abdelmadjid Bouzidi a abordé, lui, l'importante question de la gouvernance d'entreprise. Comment passer d'une entreprise familiale à une entreprise managériale ? Qu'est-ce qui est attendu des entreprises locales ? Sur ce point, Réda Hamiani a insisté sur la nécessité de moderniser l'organisation des entreprises privées algériennes, un tissu constitué essentiellement de Sarl familiales. Enfin, le professeur Hafsi a répondu à ces interrogations sur un ton optimiste : “Les Algériens ont beaucoup souffert au cours de ces cinquante années d'indépendance. La plus grande souffrance, c'est que nos gouvernants leur disent que le soleil se lève à l'Ouest alors que tout le monde sait que le soleil se lève à l'Est. Nos dirigeants vont droit au mur. Ils savent que si ça ne marche pas, ils ne peuvent pas rester dirigeants. On va vers un changement : la liberté d'entreprise, de pensée.” K. Remouche