Afin de tenter de cerner le cheminement des politiques industrielles adoptées au cours de près d'un demi-siècle d'indépendance, Liberté a pris attache avec l'un des meilleurs experts connus sur la place pour l'éclairer. Liberté : Y a-t-il eu, selon vous, une véritable stratégie industrielle depuis les premières expériences d'industrialisation de l'Algérie, et quelle a été l'évolution des visions des décideurs au lendemain de l'indépendance, à l'ère Boumediene, Chadli, puis l'époque terroriste et enfin l'ère Temmar ? ll R. Amrani : Dès l'indépendance acquise, l'Algérie s'est préoccupée du développement de son industrie et cela conformément au programme de Tripoli. Des études techniques et économiques par branche d'industrie et par projet industriel structurant ont été lancées dès 1963-64. Après le 19 juin 1965, de grands chantiers de réalisation du complexe sidérurgique à El-Hadjar, de cimenteries à Meftah et Hadjar Soud ainsi que les complexe textiles de Draâ Ben Khedda et Tiaret par exemple. Le secteur de l'industrie a développé une première stratégie : “Développement industriel et développement agricole” dès 1966 ; cela a donné le lancement en réalisation du complexe moteurs tracteurs de Constantine, de la fonderie pour vannes et pompes de Berrouaghia, l'usine de moissonneuses-batteuses et de matériel agricole de Sidi Bel-Abbès ainsi que le complexe d'engrais phosphatés de Annaba pour ne citer que les grands projets. La deuxième stratégie mise en œuvre, fut la plus décriée à ce jour de l'industrie industrialisante portée sur les industries de base des mines et de la métallurgie, de la chimie, pétrochimie, de la mécanique et des grands intermédiaires de l'électricité et de l'électronique ; elle avait pour but de satisfaire aux besoins du développement de l'infrastructure et des transports comme elle devait pourvoir en produits de base et en produits intermédiaires la grande multitude des PMI dont le développement devenait alors possible sur place et à moindre coût. Après la nationalisation des mines et surtout des hydrocarbures en 1971, l'Algérie, disposant de plus grandes ressources financières, a lancé une stratégie de développement industriel autocentré et englobant la satisfaction de la majeure partie des besoins de la population et de la réalisation des infrastructures générales, éducatives et sociales. Sur la base du recensement de la population de 1966, il s'est avéré que 240 000 Algériens arrivaient sur le marché de l'emploi et de l'installation en couples en 1980. De façon pragmatique, une stratégie de développement basée sur la réalisation de 100 000 logements et des équipements socioéducatifs d'accompagnement était lancée. Basée sur la substitution à l'importation, cette stratégie a donné lieu à l'identification de tous les besoins en équipements de base, équipements des ménages et biens de consommation durables, ces besoins ont été transformés en capacités d'études, de production et de réalisation à réaliser pour satisfaire cette demande. Cette stratégie avait identifié aussi les besoins en formation d'ouvriers qualifiés, de techniciens, d'ingénieurs et d'économistes. L'Algérie était devenue alors une véritable ruche car des études d'implantation sur des pôles géographiques de développement ont été réalisées; des usines étaient construites sur la bande nord du pays, sur les Hauts-Plateaux et dans le sud du pays. L'instruction majeure était “d'amener le développement et d'implanter les usines là où l'infrastructure coloniale n'y a pas été. La société nationale concernée par la réalisation du projet industriel devait aussi construire la route, amener l'eau et toutes les utilités et même réaliser le centre de formation et les logements nécessaires au projet industriel si les autorités locales étaient dépourvues de capacités de réalisation et de compétences humaines”. Il faut noter que ces actes de développement étaient utiles et nécessaires car à l'époque on était en pleine période de lancement et de réalisation des “programmes spéciaux” pour toutes les wilayas déshéritées et les moyens tant humains que matériels des autorités locales étaient fortement limités. Le chef de projet industriel lui-même était la plupart du temps formé dans les promotions spécifiques de “chef de projet Industriel” ou “diplômé de gestion et management économique”, équivalent du MBA anglo-saxon à l'Inped. Cette stratégie donna lieu à la création et au développement de sociétés nationales par branches d'activités et chargées de la mise en œuvre et de la gestion des projets industriels réalisés ou en cours de réalisation. Des études d'organisation et de formation à la gestion étaient prodiguées à ces sociétés nationales par les plus grands cabinets américains et européens de management, d'organisation et d'engineering financier. Le ministère de l'Industrie avait transféré au niveau de ces sociétés nationales toute la gestion de leurs programmes d'études, de projets et d'études de leurs marchés ainsi que de la satisfaction de leurs besoins en compétences locales et même étrangères par le biais de l'assistance technique. Les activités d‘engineering de maîtrise d'ouvrage et de maîtrise d'œuvre étaient développées dans ces sociétés nationales avec la coopération des meilleures entreprises d'engineering à travers le monde. Le ministère de l'Industrie orienta ses activités d'études soit vers la coordination des grands projets à caractère national comme le plan Valhyd, le développement sidérurgique et minier de l'Ouest qui devait donner lieu au développement économique et social de la dorsale occidentale du pays, de Tindouf jusqu'à la Macta ainsi que le projet CEMEl, complexe d'équipements mécaniques et électriques lourds avec le développement d'une nouvelle ville industrielle sur les Hauts-Plateaux dans un triangle délimité par Ghardaïa, Tiaret et M'sila et qui donnera lieu au choix du site de Birine à l'est de Boughzoul. Des études prospectives étaient menées avec le célèbre Hudson Institute qui permettaient de situer le développement de l'Algérie en 1990 et ce par rapport au développement économique mondial. C'est ainsi que dès 1973, nous savions que le centre d'équilibre de l'économie mondiale basculait vers le centre de l'océan Pacifique avec le développement de l'Asie. Nous étions au courant des grandes tendances du développement économique des grandes nations et des nations auxquelles on pouvait se comparer. Des études de développement des PMI pour toutes les branches industrielles étaient menées en vue de disposer d'un portefeuille de petits projets industriels à mettre à la disposition des autorités locales et même une étude des coûts et surcoûts de l'industrialisation algérienne était menée avec les meilleurs cabinets allemands. Cette stratégie avait le tort d'être anticipatrice, voire complexe et donc peu comprise par le personnel politique de l'époque ; elle s'accaparait les meilleures compétences disponibles dans notre pays. De plus, le dogme du tout-Etat prévalait sur l'efficacité économique et pour rester objectif peu d'entrepreneurs algériens disposaient à l'époque de compétences managériales et surtout de moyens financiers ; presque toutes les sociétés nationales étaient montées à partir du néant ou sur la base des premières études de développement réalisés par le BERI qui se transforma en Sneri ou des projets déjà réalisés par celui-ci et dont la nouvelle société nationale devait en assurer la gestion. Les sociétés réalisaient tout leur investissement par le recours au crédit à moyen et long termes accordé par la BAD et leur fonctionnement se faisait sur le crédit à court terme de leur banque ; elles devaient satisfaire toutes les commandes des autorités centrales et locales et ne recouvraient leurs créances que partiellement. Un autre élément de critique de cette stratégie est qu'elle ignorait la nécessité absolue d'exporter une partie des productions pour disposer en permanence des éléments comparatifs sur la qualité des productions et sur leur compétitivité. Alors que pour chaque investissement, les études d'avant-projet définitif retenait la forme de réalisation la plus optimale à savoir engineering détaillé, clés en main ou produit en main, les dénigrements des modes de réalisation clés en main ou produit en main étaient la panacée alors que nous faisions exactement ce que faisaient les économies les plus performantes et chaque projet était réalisé et traité selon ses propres spécificités. Le ministère de l'Industrie, parfaitement organisé pour la communication envers les adversaires politico-économiques étrangers, était incapable de s'exprimer envers ses adversaires locaux. En fait, l'initiation et la mise en œuvre de la stratégie de développement industriel se faisait sous l'impulsion directe et le suivi du président Boumediene. Ces attaques, l'avenir le confirmera, le visaient personnellement. Certains des membres du Conseil de la révolution n'admettaient pas que la nouvelle génération de cadres, la plupart d'entre eux formés à l'étranger par le GPRA en préparation de l'indépendance après avoir été évacués des maquis de l'intérieur, puissent accéder aux responsabilités économiques dont ils étaient totalement écartés. Ils considéraient que cette intelligentsia devait travailler sous leurs ordres et être à leur service, que ce soit au sein des sociétés nationales, des administrations de l'Etat et même au sein des autres institutions de l'Etat dont ils étaient progressivement écartés par le président Boumediene. Notre agriculture avait aussi mis au point sa stratégie de développement qu'elle présenta en janvier 1970 tout au long d' une semaine au palais Carnot, actuel siège du Sénat, lors d'un séminaire intitulé : “Introduction du progrès technique dans l'agriculture algérienne.” Une magnifique stratégie élaborée par les meilleurs agronomes algériens formés dans les plus grandes institutions d'agronomie d'Algérie, de France et d'autres pays européens. Toutes les branches et filières de l'agriculture étaient concernées et de vastes programmes de développement et de modernisation étaient retenus ainsi qu'un programme de développement de l'enseignement agricole à tous les niveaux ainsi que le développement des structures techniques de soutien et d'appui aux agriculteurs. Pour des raisons purement dogmatiques et d'opposition aux jeunes cadres bien diplômés et surtout bien armés pour moderniser notre agriculture, cette stratégie fut rejetée et tous les cadres qui y avaient collaboré furent dispersés, certains quittèrent notre pays dès cette époque ; l'un de ces ingénieurs formé à la célèbre Ecole de Nancy, et qui avait attiré l'attention sur l'avancée du désert et proposait les programmes de reboisement adéquats, fut brutalement écarté et muté disciplinairement. Les services de la Présidence ayant eu vent de cela, le président Boumediene lança le programme du barrage vert qu'il offrit comme projet d'espoir à la jeunesse algérienne. C'est dire que la stratégie de développement menée au cours des années 60 et 70 ne se faisait pas sans attirer des oppositions internes et même externes. Le 19 juin 1971, alors qu'était inaugurée la première phase de l'aciérie d'El-Hadjar avec une capacité initiale de 400 000 tonnes, le journal français Le Figaro écrivait : “Que va faire l'économie algérienne avec 400 000 tonnes, c'est du gâchis.” À la fin de l'année 1971, l'Algérie avait importé plus de un million de tonnes d'acier pour sa consommation interne. Il faut dire aussi qu'à l'époque, lors d'une visite au complexe sidérurgique d'El-Hadjar, le président tunisien Bourguiba avait dit au président Boumediene que le colonialisme avait du bon en vous laissant un complexe sidérurgique, la réponse de notre président fut nette et cinglante : “Tout ce que vous voyez ici a été conçu et réalisé par le redressement révolutionnaire du 19 Juin 1965, même le ministre de l'Industrie est le produit du 19 Juin 1965.” Au sein du gouvernement, certaines inimitiés nées de la constitution de l'UGEMA continuaient de porter de graves préjudices à l'économie nationale, il en est ainsi de l'autorisation globale d'importation qui devait permettre à toutes les sociétés nationales de disposer annuellement d'un budget devises pour leurs actions de développement et de production. Le texte mis au point par une commission interministérielle au sein de laquelle j'avais représenté le secteur industriel et qui fut définitivement adopté et présenté pour envoi à la publication au Journal officiel fut complété en secret au cabinet du ministère du Commence par l'ajout après liste des produits de la petite phrase “conformément à la nomenclature de Bruxelles”. Au lieu d'une autorisation globale d'importation AGI, c'était devenu un document bureaucratique qui allait ravager le mode de gestion des sociétés nationales puisqu'il fallait, 18 mois à l'avance, prévoir le moindre clou ou boulon à importer et nécessaire à la gestion de l'usine ou du chantier ; plus de gestion flexible, plus de just in time, la bureaucratisation et la médiocrité s'installaient. Par ailleurs, et dès le printemps de l'année 1976, les responsables au sein du Conseil de la révolution et qui se considéraient déjà comme propriétaires du “butin Algérie”, déclaraient que le pouvoir économique appartenait en fait à ces nouveaux dirigeants des sociétés nationales et que le ministère de l'Industrie était un Etat dans l'Etat. Face aux critiques à l'encontre du ministère de l'Industrie et de l'industrialisation du pays et pour gagner du temps, le président Boumediene divisa en février 1977 le ministère de l'Industrie en trois ministères. Après son décès, ses successeurs remirent en cause toute sa politique économique et s'acharnèrent sur toute son œuvre et ses compagnons. Le système partisan s'installe avec sa cohorte d'incompétents. À cet effet, il m'apparaît utile de rappeler ici une des descriptions de la situation sociale de notre pays, qu'en faisait le Tunisien Masmoudi dans son livre Les Arabes dans la tourmente”, publié en août 1977 : “Boumediene et ses amis ont rêvé et je crois, réussi à rassembler les conditions d'une communauté où le plus humble s'avère le plus résolu à agir, et le plus doué se voit le plus encouragé à chercher, à imaginer et à créer, où tous rivalisent d'efforts pour s'accomplir dans la solidarité nationale.” La nouvelle politique économique post- Boumediene détruisit ces sociétés nationales qui étaient en plein décollage et les équipages des usines et des bureaux d'études étaient extirpés de leur métier de base pour se voir promouvoir dans la multitude de postes de gestion des nouvelles entreprises, postes redondants et consommateurs inutiles de ressources humaines et financières. Pour les hydrocarbures, il a été décidé d'arrêter la réalisation de pas moins de 70 projets de pétrochimie, de gazochimie et d'aval pétrochimique sous le fallacieux prétexte que les réserves en hydrocarbures de notre pays allaient s'épuiser avant l'an 2000. À la fin des années 80, même les réformateurs qui essayèrent de redresser la barre en reconsidérant la politique menée jusque-là furent bloqués dans leur élan et dispersés. La dévaluation tragique du dinar, imposée par le FMI et la Banque mondiale lors de l'ajustement structurel de 1994, détruisit les entreprises publiques et privées les plus dynamiques car bien gérées et donc bancables pour leurs programmes d'investissements alors que l'Algérie mono exportatrice d'hydrocarbures n'avait nullement besoin de la destruction de sa monnaie. Sur le plan social, ce fut encore plus grave car, outre la perte du pouvoir d'achat des salariés et de la classe moyenne, ce fut le signal de l'exil pour toute l'expertise et les compétences algériennes qui se retrouvaient à une ou deux heures d'avion d'un salaire vingt fois plus élevé. En 1996, après avoir réussi à aligner l'entreprise publique sur le droit commun, séparant ainsi l'Etat puissance publique de l'Etat actionnaire, donnant une réelle autonomie de gestion aux entreprises publiques et lancé les contrats banque entreprise, la reprise économique revint dès 1998. Les lobbys locaux, alliés à la Banque mondiale, revinrent à la charge contre les entreprises publiques algériennes alors qu'au sein même de la Banque mondiale et sous l'impulsion de son vice-président et prix Nobel d'économie, Stieglitz, toute sa politique contre le développement économique basé sur une économie mixte était remise en cause suite aux échecs de presque tous les pays ayant subi son dictat. Notre développement économique était une nouvelle fois remis en cause et seule la privatisation en priorité vers les entreprises étrangères et le recours aux IDE devenaient la règle. Le système productif algérien, déjà malmené depuis plus de vingt ans, continua sa descente aux enfers et la part de notre industrie dans le PIB descendit au-dessous de 5%. Le taux de l'industrie dans la formation du PIB, après avoir atteint des normes convenables, n'a pas cessé de dégringoler pour tomber à 5% à peine, dont le secteur privé est le principal auteur. Comment l'expliquez-vous ? ll Nous avons assisté déjà avec le Plan d'ajustement structurel de 1994 avec le FMI et la Banque mondiale à l'effondrement de nos entreprises industrielles publiques et privées même les plus performantes ; l'expérience de l'Enava, fortement bénéficiaire pendant de longues années avant la dévaluation de 1994 alors que sa bonne gestion lui avait permis de nombreux et nouveaux investissements productifs, se retrouva totalement déstructurée par la dévaluation du dinar, ceci serait un cas d'école comme le disent les enseignants d'économie. De nombreuses PMI du secteur privé se sont retrouvées elles aussi dans ce type de situation. L'ouverture de nos marchés dans le cadre de l'accord d'association a accentué le mouvement et l'industrie algérienne mal restructurée s'est effondrée et participe à moins de 5% de la constitution de notre PIB. Pour revenir effectivement à des niveaux normaux et avantageux socialement et économiquement de la part de l'industrie dans le PIB, nous devons favoriser la grande industrie mécanique ainsi que la mise en valeur et transformation en engrais de nos immenses réserves de phosphate qui dépassent les trois milliards de tonnes ; l'objectif de transformer en engrais vingt millions de tonnes de phosphate devrait être lancé immédiatement car nous possédons l‘expérience de l'exploitation minière ainsi que l'infrastructure d'implantation des ces usines d'engrais phosphatés ainsi que du réseau ferroviaire et portuaire pour leur transport et leur exportation. Des milliers de PMI de sous-traitance et de fabrication d'équipement de première pour l'industrie mécanique ou pour les industries chimiques, phosphatière et sidérurgique. Toute industrie fabriquant des biens intermédiaires exportables et fortement énergétivores comme le verre plat, les engrais, l'aluminium et le ciment devrait être lancée pour exporter de façon plus avantageuse sur le plan de la balance devises le gaz naturel consommé par ces productions de biens intermédiaires et aussi par les immenses emplois qu'ils suscitent. L'exportation de ces biens intermédiaires, à forte valeur ajoutée, ne nécessite pas des services après-vente complexes à mettre en œuvre comme elle permet à travers leur effet de masse à augmenter nos exportations tout en réduisant la part des hydrocarbures bruts dans nos exportations. Aujourd'hui, nos PMI, comme le reste de nos industries, sont extraverties et transforment localement les biens intermédiaires et les sous-équipements produits à l'étranger ; la réalisation de ces industries exportatrices mettra à la disposition de nos PMI des produits disponibles localement qui leur permettront d'améliorer leur gestion et de travailler sereinement à l'amélioration de leur productivité. D. Z.