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L'Algérie et son pétrole
To be or not to be
Publié dans El Watan le 20 - 03 - 2006

24 février 1971-24 février 2006 : 35 années se sont déjà écoulées depuis la nationalisation du pétrole et du gaz en Algérie ! 1956-2006 : cela fait aussi 50 ans depuis que les premiers barils de pétrole sont sortis des entrailles de la terre à Edjeleh !
C'est généralement à l'occasion de ces dates anniversaires mythiques, qui se terminent par des zéros ou des cinq, que l'on établit des bilans. Est-ce le bon moment pour faire celui de l'industrie pétrolière algérienne ? La réponse est oui. Il aurait été certainement bon que toute personne ayant eu des responsabilités éminentes dans le secteur, durant cette période, apportât sa contribution à l'établissement d'un tel bilan. Pour ce qui me concerne, c'est une autre question qui me turlupine et à laquelle je voudrais tenter de répondre dans les lignes qui suivent. Au Moyen-Orient, on a coutume de se demander si le pétrole est un bienfait (ni'âma) ou un malheur (niqma) pour les pays qui en possèdent. Comment ce dilemme shakespearien s'applique-t-il à l'Algérie ? Plus exactement, comment les différentes équipes qui se sont succédé au pouvoir ont-elles géré cette manne céleste ? En ont-elles fait profiter le peuple ou l'ont-elles utilisée à des fins de pouvoir ? Suivant le cas, le pétrole est un bienfait ou un malheur.
Un départ réussi
A Evian, les Algériens avaient obtenu l'essentiel : l'indépendance avait été arrachée et l'intégrité du territoire garantie. Dans d'autres domaines, dont celui du pétrole et du gaz, ils avaient dû concéder pas mal de choses. Le texte des accords prévoyait, entre autres, que « ... l'Algérie confirme l'intégralité des droits attachés aux titres miniers et de transport accordés par la République française, en application du Code pétrolier saharien... » Un peu plus loin, il y était dit qu'elle s'engageait également « ... à respecter le droit pour le détenteur de titres miniers et ses associés de transporter ou faire transporter sa production d'hydrocarbures liquides ou gazeux... et le droit du concessionnaire et de ses associés de vendre et de disposer librement de sa production ». En clair, le nouvel Etat algérien s'engageait, avant même sa naissance, à ne rien modifier à l'édifice juridique préétabli du Code pétrolier saharien, lequel accordait des droits et privilèges absolument exorbitants aux compagnies pétrolières au détriment de l'administration. Dans un domaine aussi vital, l'Etat français pouvait se permettre d'accorder une vaste délégation de pouvoirs au bénéfice des compagnies pétrolières, à partir du moment où celles-ci étaient, dans leur très grande majorité, des sociétés françaises. Afin de garantir l'indépendance énergétique de l'Hexagone, le gouvernement français avait adopté, dès la découverte du pétrole au Sahara, une politique très protectionniste dans ce secteur, au point qu'en 1962 seules trois petites compagnies étrangères - une allemande et deux américaines - étaient présentes en Algérie et y avaient des intérêts minoritaires sur des champs pétroliers au potentiel extrêmement limité. Afin de verrouiller totalement le dispositif mis au point à Evian, la partie française avait imposé la création d'un organisme mixte algéro-français de gestion et de contrôle de l'industrie pétrolière algérienne, dénommé Organisme saharien et au sein duquel les deux pays étaient représentés par un nombre égal d'administrateurs. C'est donc à une structure administrative échappant complètement à la souveraineté nationale qu'était dévolue la tutelle du secteur pétrolier. La seconde grosse difficulté, à laquelle allait se trouver confronté le jeune Etat, était celle du mode de représentation paritaire retenue, qui imposait l'accord des deux parties pour l'adoption de toute décision. Lé gouvernement avait donc les mains bel et bien liées pour ce qui est de l'exploitation des richesses pétrolières du pays, alors même que les caisses du Trésor public étaient vides et, qu'une fois les lampions de la fête de l'indépendance éteints, il fallait trouver les ressources nécessaires pour donner à manger aux neuf millions d'Algériens de l'époque. Rajoutons à cela que les compagnies pétrolières n'étaient tenues de payer qu'un impôt calculé sur la base d'un prix officiel affiché, dit prix posté, inférieur au prix réel du baril de pétrole sur le marché et que cet impôt était grevé d'énormes investissements d'exploration encore loin d'être amortis. Où trouver l'argent pour faire démarrer la machine Algérie, si ce n'est en tirant profit au maximum de l'exploitation du pétrole et du gaz ? Pour cela, il fallait d'abord briser le carcan du Code pétrolier saharien, il fallait remettre en question les accords d'Evian, dont l'encre n'avait pas encore séché. Le gouvernement de l'époque, sous la houlette du président Ahmed Ben Bella, allait s'engouffrer dans la brèche créée par l'affaire de la Trapal et déclencher une renégociation du chapitre hydrocarbures de ces accords. De quoi s'agit-il ? Dès la mise en exploitation du champ de Hassi Messaoud, les entreprises concessionnaires avaient construit le premier pipeline algérien destiné à transporter le pétrole extrait jusqu'au port de Belata. Mais très vite, cet oléoduc avait été saturé, d'autant que de nouveaux gisements avaient été découverts et devaient être mis en production. Les compagnies pétrolières concernées avaient alors créé une nouvelle entité dénommée la Trapal, à laquelle elles ont confié la tâche de construire un nouveau pipeline dont le terminal serait Arzew. Pour réaliser leur projet, l'accord du gouvernement algérien leur était nécessaire. Or, ne voilà-t-il pas que ce dernier avait rejeté leur demande. Qui plus est, malgré la jeunesse et l'inexpérience des responsables politiques et des cadres de l'époque, malgré le manque cruel de spécialistes en matière pétrolière, Ahmed Ben Bella et son équipe décidaient de se lancer dans l'aventure industrielle et de prendre en charge la construction de l'ouvrage. Le prestige de l'Algérie dans le monde était tel que le financement n'a posé aucun problème. L'Etat du Koweït avait fourni les fonds nécessaires et une entreprise britannique, probablement ravie de faire la nique au coq gaulois, était chargée de la réalisation. Faisant jouer les dispositions des accords d'Evian, la Trapal faisait porter l'affaire devant un tribunal international ; c'était l'occasion rêvée, celle que le pouvoir algérien attendait, pour tout remettre à plat. Après maintes tergiversations, de nouvelles négociations algéro-françaises étaient engagées et aboutissaient aux « Accords d'Alger », signés dans la capitale algérienne le 29 juillet 1965. Petit détail d'histoire à signaler, cette signature aurait pu intervenir plus tôt, n'eût été le coup d'Etat du 19 juin de cette même année. Les relations entre les deux pays dans le domaine du pétrole et du gaz étaient revues de fond en comble. La France et l'Algérie avaient innové et lancé une initiative, unique et très avant-gardiste pour l'époque, de coopération en matière pétrolière. Elles décidaient de créer une association dite « Association coopérative » à laquelle était attribuée une énorme superficie à travers le Sahara, sur laquelle les compagnies pétrolières nationales des deux pays, Sonatrach d'un côté et l'ERAP de l'autre (l'ancêtre de Total Elf Fina), se lançaient avec des pourcentages égaux de 50/50 dans l'exploration et la production. La grande innovation du système mis en place est que les deux entreprises se répartissaient, à parts égales aussi, le rôle d'opérateur pour les opérations de recherche et pour l'exploitation des champs découverts. C'était la première fois qu'une compagnie pétrolière du Tiers Monde se lançait dans des opérations sur le terrain, non seulement pour elle-même, mais aussi pour le compte d'une grande société internationale. C'est ainsi que Sonatrach allait subir, quelques années plus tard, son baptême du feu en mettant en exploitation le champ d'EI Borma, à la frontière algéro-tunisienne. Dans le domaine du gaz, les accords d'Alger en attribuaient le monopole du transport, de la distribution et de la commercialisation à l'Algérie. A partir de cette date, toute compagnie qui venait à découvrir du gaz était tenue de le céder à la seule Sonatrach qui se chargeait de le transporter et de le commercialiser, aussi bien sur le marché intérieur que sur le marché international. Ceci était valable aussi pour les gisements déjà existants, notamment celui de Hassi R'mel. Le prix de cession du mètre cube était lui-même figé dans une formule de calcul annexée aux accords. Toujours dans le domaine du gaz, Sonatrach se lançait dans l'aventure industrielle, au travers d'une compagnie mixte algéro-française créée pour l'occasion, chargée de la réalisation et de l'exploitation de l'usiné de liquéfaction de Skikda. Pour ce qui est du transport des hydrocarbures, l'affaire Trapal était complètement oubliée. L'Algérie avait eu gain de cause, Sonatrach avait terminé la construction de l'oléoduc d'Arzew et avait pris en main son exploitation. Elle se lançait même dans la réalisation d'un nouveau gazoduc reliant Hassi R'mel à Skikda. Enfin, s'agissant de la pétrochimie, la partie française s'était engagée à assister les Algériens dans la création d'un nouveau pôle d'activités, autre innovation de l'époque, grâce à la réalisation d'une usine de production d'ammoniac à Arzew. Pour mener à bien toutes ces tâches, le gouvernement algérien avait décidé la création de sa propre compagnie pétrolière nationale, qui allait voir le jour, sur le papier tout au moins, le 31 décembre 1963. Cette compagnie, prévue à l'origine pour faire face à l'urgence du moment, à savoir la réalisation et l'exploitation du pipeline d'Arzew, allait prendre le nom de Sonatrach pour Société nationale de transport et de commercialisation des hydrocarbures. Pour juger de la masse des actes accomplis en un laps de temps aussi bref il faut se replacer dans la situation et l'ambiance du moment. L'Algérie était un pays qui venait de renaître après 132 années de sommeil colonial, un pays qui comptait au total à peine quelque 800 cadres diplômés d'université, dont moins d'une dizaine d'ingénieurs pétroliers, un pays dont l'âgé moyen de ses leaders politiques était de l'ordre de la trentaine, un pays dont l'armée constituée de moudjahidine, tout juste descendus des maquis et dotés de moyens rudimentaires, un pays en bonne partie détruit par la guerre dont les populations rurales avaient été chassées de leurs terres et de leurs gourbis, bref un pays fier de son nouveau drapeau, mais sans infrastructures, aux moyens matériels et humains parcimonieux, les rares cadres étant cependant animés d'une foi inébranlable en l'avenir, une foi qui pouvait transporter des montagnes. Il fallait avoir un sacré courage, une réelle volonté politique, une profonde confiance en soi et des convictions inébranlables pour oser remettre en question une disposition fondamentale d'un accord international, telle que celle de refuser à une entreprise pétrolière le droit de « transporter par canalisations sa production d'hydrocarbures » comme cela avait été prévu à Evian. Il ne faut surtout pas voir une flagornerie quelconque dans ce propos, car il ne se rapporte pas à une personne déterminée ; il s'agit simplement de reconnaître combien tous ceux qui ont participé de près
ou de loin à cet épisode de l'histoire contemporaine de l'Algérie étaient sincères dans leurs accomplissements et animés d'un grand amour pour leur pays. La nouvelle loi sur les hydrocarbures, adoptée au début de l'année écoulée, contient des dispositions similaires à celles des accords d'Evian. Quel est ce pouvoir algérien, l'actuel ou à venir, qui aurait demain le courage de s'opposer au droit au transport de sa production de l'une de ces grandes compagnies pétrolières américaines qui viendront, nous dit-on, remplir les caisses de l'Etat et rendre l'Algérie plus compétitive au plan international ? Certains parmi ceux qui ont participé, voire présidé à la création de l'industrie pétrolière algérienne nous disent aujourd'hui qu'il n'y a pas de tabou en économie, que la loi sur les hydrocarbures n'est pas le Coran et que l'on peut faire marche arrière si l'on se rend compte que l'on a fait fausse route. Ces gens-là sont encore sur leurs nuages des années soixante. Ils oublient que les évènements, auxquels ils ont participé à cette époque, se sont déroulés à un moment où les Tito, Nasser ou Nehru dominaient de leurs statures de géants la scène internationale, à un moment où les voix des damnés de la terre portaient loin et faisaient trembler la planète. Pensent-ils pouvoir remettre en question un engagement que prendrait l'Algérie vis-à-vis d'Exxon Mobil par exemple, à un moment où l'OMC gouverne le monde, où le FMI gère les finances du pays, où la Banque mondiale rédige la loi sur les hydrocarbures et où le président des Etats-Unis se sent investi d'un pouvoir divin qui l'autorise à dire qui fait partie de l'axe du Bien et balance des bombes sur la tête de quiconque ne lui plaît pas ? Fadaises que tout cela ! Alors, le pétrole sous Ben Bella, bienfait ou malheur ?
L'épanouissement
Puis vint Boumediene. Les accords du 29 juillet 1965 avaient permis à l'Algérie de cesser d'être un simple percepteur d'impôts, de remettre en cause le système de concessions et de se lancer dans l'aventure industrielle en prenant directement en main, sur le terrain, les opérations d'exploration et de production. Cette dernière mesure était de loin la plus importante puisque c'est grâce à ce rôle d'opérateur que le pays finira par exercer une souveraineté totale sur les richesses de son sous-sol. Les buts assignés à Sonatrach, en tant qu'outil de l'Etat dans le domaine des hydrocarbures, au lendemain de l'entrée en vigueur des accords d'Alger, étaient extrêmement ambitieux. Il s'agissait « d'assurer la présence effective de Sonatrach à tous les stades de l'industrie pétrolière, de mettre en place le schéma organique de fonctionnement de la société, d'augmenter le potentiel national des réserves de pétrole et de gaz, en maintenant un rythme soutenu de travaux d'exploitation et de développement des gisements découverts, de développer les exportations de pétrole et de gaz, dans les conditions les plus favorables au pays, tout en assurant en priorité les besoins du marché intérieur ». Il fallait aussi « opérer le transfert de technologie nécessaire et partant, la formation des cadres algériens, grâce à la création de sociétés mixtes contrôlées par Sonatrach, assurer la fourniture des services demandés par l'industrie pétrolière par l'intermédiaire de ces mêmes filiales, contribuer au développement de l'économie nationale au travers des effets induits par l'activité pétrolière, développer au maximum l'industrie du gaz, qui était jusque-là le parent pauvre, alors que l'Algérie est avant tout un pays gazier, et au plan international, intégrer l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et l'Organisation des pays arabes exportateurs de pétrole (OPAEP), afin de faire entendre la voix de l'Algérie au travers de ces deux forums ». Six mois à peine après avoir revêtu les habits d'opérateur, Sonatrach effectuait sa première découverte. C'était le tout début de l'année 1966 quand elle obtenait, en test, un débit de 20 mètres cubes/heure de pétrole sur le premier forage d'exploration, réalisé de A à Z par es moyens humains et matériels nationaux, sur le champ de Oued Noumer dans la région de Ghardaïa. La guerre du Moyen-Orient de juin 1967 fournissait au régime du président Houari Boumediene l'occasion de créer la première brèche dans le front des compagnies concessionnaires, en vue de la reprise en mains des réserves pétrolières. Par solidarité avec les pays arabes engagés dans le conflit, le gouvernement décidait de mettre sous contrôle de l'Etat les compagnies pétrolières américaines présentes dans le pays. La levée de la mesure, quelques mois plus tard, aboutissait à la cession par Getty Oil à Sonatrach de 51% de ses intérêts sur le champ de Rhourde El Baguel. Le résultat financier était très modeste puisque ces intérêts ne représentaient que 5% de la production du champ, déjà faible en elle-même. Il était par contre extrêmement important au plan des relations entre pays producteurs et compagnies exploitantes. Pour la toute première fois, une compagnie pétrolière internationale cédait à une entreprise nationale la majorité des avoirs et donc le contrôle des opérations à l'intérieur de la joint venture créée à l'occasion par les deux parties. Ce premier pas allait constituer un précédent dans les relations futures avec d'autres partenaires et sera pris comme modèle par d'autres pays pétroliers du Tiers Monde. La seconde conséquence, également très importante, de la mise sous contrôle de l'Etat des sociétés américaines a été la cession par El Paso Natural Gas à Sonatrach de petits intérêts qu'elle détenait sur le champ de Rhourde Nouss et surtout la signature d'un contrat de gaz fabuleux, par lequel cette compagnie texane s'engageait à acheter 20 milliards de mètres cubes de gaz algérien pendant 25 ans. Il s'agissait, en fait, d'une opération énorme dans laquelle se lançait la jeune entreprise nationale. Elle s'y associait avec El Paso Natural Gas, Distrigas et d'autres dans une chaîne qui devait démarrer sur le champ de Hassi R'mel, englober un gazoduc jusqu'à Arzew, une usine de liquéfaction située dans cette même ville, se poursuivre par la création d'une flotte de méthaniers, gérée par une entreprise mixte algéro-américaine, avant d'aboutir à une usine de regazéification au terminal de Cove Point aux Etats-Unis. La signature de ce contrat était d'autant plus importante qu'elle intervenait après une série de fins de non-recevoir signifiées par d'autres clients potentiels à Sonatrach. Ses représentants avaient fait le tour de l'Europe, de l'Italie à l'Allemagne et de l'Espagne à l'Autriche, et essayé de placer des ventes de gaz, mais sans succès. La réponse était la même partout : « Le gaz que vous voulez nous vendre appartient à des compagnies françaises auxquelles nous nous adresserons, si nous décidons de nous approvisionner en gaz en provenance de votre pays. » Les responsables algériens de l'époque en avaient tiré la conclusion que derrière cette réponse se cachait en réalité une opposition formulée par les compagnies françaises concessionnaires de gisements de gaz en Algérie, voire par l'Etat français lui-même. Les Américains, de leur côté, voyaient dans cette affaire une opération commerciale juteuse, mais aussi une action politique d'envergure qui leur permettrait de prendre pied de manière sérieuse en Algérie et d'essayer, par là même, de damer le pion aux intérêts français dans la région. C'était pour eux une occasion de prendre une revanche face à la politique d'indépendance de la France vis-à-vis des Etats-Unis, menée jusque-là par le général de Gaulle. L'histoire étant un éternel recommencement, on assitste aujourd'hui à un scénario à peu près identique, avec cependant une différence de taille ; lé régime algérien actuel a complètement cédé aux demandes américaines, il a même devancé leurs désirs, en adoptant une législation inspirée et écrite par des organismes US, qui permettra, à l'avenir, aux majors américains de contrôler l'énorme majorité de la production et des réserves pétrolières et gazières de l'Algérie. Une autre chaîne de livraison de gaz avait aussi été mise en place dans le courant des années 1968 et 1969. Ce sont des quantités beaucoup plus modestes (1,5 milliard de mètres cubes par an) qui devaient être livrées à Gaz de France, toujours depuis le champ de Hassi R'mel, puis liquéfaction à Skikda et transport par méthaniers jusqu'à Fos-sur-Mer. Afin d'affirmer son indépendance vis-à-vis des puissances les plus influentes en Algérie, les Etats-Unis et la France, le régime de Houari Boumediene avait tissé des liens de coopération très denses avec l'Union soviétique également. Grâce à des études entreprises par des spécialistes de l'Académie des sciences dé l'URSS et à leur assistance dans les négociations de Sonatrach avec ses partenaires, la production du pays était passée de 34 millions de tonnes par an en 1966, à plus de 50 millions en 1972. Afin de situer les enjeux, il faut rappeler que le prix de baril de pétrole tournait à l'époque aux alentours des 2 dollars. On était bien loin des 60 dollars le baril actuels, avec cette différence fondamentale que les recettes engrangées, soit par les ventes directes de Sonatrach, soit par l'impôt perçu par l'Etat, étaient entièrement consacrées au développement du pays. Il ne faut pas pour autant tomber dans l'angélisme et penser qu'il n'y avait pas de corruption, ni que certains barons du régime d'alors n'avaient pas essayé d'utiliser la manne pétrolière à des fins personnelles. Mais ces phénomènes étaient extrêmement limités et ne concernaient qu'une infime frange de personnes qui évoluaient dans les hautes sphères. Si l'on devait comparer la situation de l'Algérien moyen de cette époque à celle qui est la sienne aujourd'hui, on peut affirmer à coup sûr qu'il était alors beaucoup plus heureux, malgré des recettes annuelles tirées de l'exploitation des hydrocarbures 40 à 50 fois inférieures à celles d'aujourd'hui. Le citoyen disposait de revenus certes très maigres et ne possédait pas tous les biens matériels dont il pouvait rêver ; il acceptait cependant sa situation, car il constatait que finalement tout le monde était logé à la même enseigne. Avec ses 60 milliards de réserves financières, l'Algérie d'aujourd'hui est un pays riche, mais les citoyens, eux, sont en majorité pauvres, voire miséreux. Il y a bien sûr ceux que le pétrole a rendu très riches, non pas grâce à la sueur de leur front, mais de par la « dîme » qu'ils touchent sur les transactions pétrolières, qu'il s'agisse de ventes de pétrole et de gaz ou d'attributions de marchés en tous genres. Ce n'est pas pour rien que Transparency International a classé, en 2005, l'Algérie en 97e position pour ce qui est de la corruption, avec un taux de confiance de 2,8 sur 10. L'industrie pétrolière mondiale avait enregistré en 1914 un phénomène qui était considéré depuis comme une rareté. M. Calouste Gulbenkian, un Arménien originaire d'Anatolie, avait su user de son entregent pour obtenir 5% de participations dans toutes les opérations des compagnies pétrolières anglo-saxonnes en Irak, ce qui lui avait valu le surnom de Mister 5% qu'il a gardé jusqu'à sa mort en 1955. Monsieur Gulbenkian a légué sa fortune à des œuvres caritatives arméniennes qu'il a lui-même créées et à des musées. Ce n'est certainement pas le cas des nombreux Gulbenkian algériens qui ont réussi à s'introduire comme des maillons dans la longue chaîne des opérations pétrolières, en usant des portions de pouvoir qu'ils se sont mutuellement attribuées, en vue du partage du grand gâteau. Arriva le moment où il fallait renégocier l'accord d'Alger. Les négociations commencèrent en novembre 1969, dans l'espoir qu'elles aboutiraient à la date anniversaire de juillet 1970. Abdelaziz Bouteflika, ministre des Affaires étrangères,
effectua de très nombreux va-et-vient entre Alger et Paris pour y rencontrer son homologue, le ministre français de l'Industrie, Xavier Ortoli, en charge du dossier. Une année après, aucune avancée n'ayant été constatée, le président Boumediene décida finalement, en novembre l970, de mettre fin à la tentative de règlement par voie diplomatique, dessaisit le ministère des Affaires étrangères du dossier et donna pour instructions au secteur de l'énergie de se préparer à prendre en main l'exploitation pétrolière du pays. La grande décision tomba, le 24 février 1971, lors d'un discours mémorable prononcé devant les cadres de l'UGTA. Après avoir dressé un constat d'échec des discussions algéro-françaises menées jusque-là, il annonçait : « ... Je proclame officiellement, au nom du Conseil de la révolution et du gouvernement, que les décisions suivantes sont applicables à compter de ce jour. 1- La participation algérienne dans toutes les sociétés pétrolières françaises est portée à 51 pour cent, de façon à en assurer le contrôle effectif. 2- La nationalisation des gisements de gaz naturel. 3- La nationalisation du transport terrestre, c'est-à-dire de l'ensemble des canalisations se trouvant sur le territoire national ». Le 12 avril suivant, il prenait, encore une fois de manière unilatérale, une autre décision hautement importante, à savoir que les opérations sur tout champ de pétrole ou de gaz ne seraient dorénavant menées que par l'entreprise nationale Sonatrach. Il serait trop long et trop fastidieux de détailler ici toute la cascade d'évènements qui allaient suivre ces décisions, notons-en simplement les résultats. A partir de ce moment, l'Algérie contrôlait, à travers sa compagnie pétrolière nationale, 4 milliards de tonnes de réserves pétrolières sur un total estimé à 5, des réserves de gaz de 4000 milliards de mètres cubes, toutes les réserves de condensat, estimées à l'époque à 600 millions de tonnes, et un réseau de 8 gazoducs et oléoducs d'une longueur totale de 3500 kilomètres. La part de Sonatrach, qui avait été jusque-là de 30 pour cent de la production, passait à 77 pour cent. Il faut noter également que les décisions du 12 avril avaient mis les cadres algériens devant leurs responsabilités. De quelques centaines, sans expérience pratique réelle, qu'ils étaient à l'époque, ce sont des milliers qui sont arrivés aux commandes durant les 35 années écoulées, dont les talents et capacités sont aujourd'hui appréciés et recherchés par les plus grandes compagnies pétrolières au monde. C'est grâce à ces décisions courageuses, prises dans des conditions extrêmement difficiles, que se sont forgées une tradition et une âme de pétroliers parmi les ingénieurs et techniciens algériens, qui permettent aujourd'hui aux responsables du secteur de l'énergie de se flatter de la présence de Sonatrach sur des opérations aussi diverses et des terrains aussi éloignés que le Pérou, la Corée du Sud ou la Libye. Rien de tout cela ne serait arrivé si l'Algérie avait gardé en place le système des concessions, c'est-à-dire celui-là même qui est redevenu aujourd'hui la règle depuis l'adoption de la loi sur les hydrocarbures en 2005. Grandeur et décadence ! Il faudrait enfin consigner ces deux commentaires flatteurs du journal « Le Monde ». Dans le premier, paru dans un numéro du mois de mars 1971, il y était dit : « L'Algérie est devenue le porte-drapeau des pays pétroliers désireux de s'émanciper de la tutelle des sociétés. Partie dernière dans la course à la récupération des richesses, elle est en passe d'arriver première. » Le 2 juillet de la même année, après avoir analysé les accords du 29 juillet 1965, qu'il considérait comme novateurs et extrêmement importants, le quotidien français écrivait : « Tout autre pays que l'Algérie se serait satisfait pour longtemps de ce régime novateur, demeuré encore aujourd'hui à l'état de prototype. L'équipe du colonel Boumediene n'en a pas jugé ainsi. L'impatience d'acquérir l'indépendance économique, la hâte d'arracher aux compagnies françaises des moyens supplémentaires pour financer un plan industriel méritoire, ont amené les Algériens à chercher à abattre ce qu'ils considéraient comme le paravent du colonialisme. » Dans le secteur pétrolier, ce plan allait englober, dans les années qui suivirent, la création des deux énormes pôles industriels à Arzew et Skikda, deux centres de développement de la pétrochimie à Chlef et Sétif, un boum dans l'exploitation des ressources gazières de Hassi R'mel et leur transport par le premier gazoduc sous-marin jamais posé en Méditerranée jusqu'en Italie ainsi qu'un énorme développement du champ de Hassi Messaoud. La ville qui y était prévue devait être le Houston de l'Algérie. Il n'en fut rien et le projet capota, alors même que toutes les études pour sa réalisation n'attendaient que le feu vert des différentes autorités. La raison ? Le commandant, porte-parole de la 4e Région militaire sur ce dossier, avait exigé d'inclure une prison dans le plan d'aménagement de la ville qui devait voir le jour, ce qui avait été jugé inacceptable par les autres partenaires au projet. Depuis la mort de Houari Boumediène en décembre 1978, énormément de personnes se sont prononcées sur sa gestion du pays. Des controverses en tous genres sont nées à propos, par exemple, de son traitement du secteur de l'agriculture ou de l'absence de libertés individuelles sous son « règne », pour ne citer que ces deux domaines. Cependant, très peu de critiques ont été entendues quant à son action dans le secteur des hydrocarbures, ce qui en soi-même constitue une réponse à la question lancinante posée au début de ce papier. Houari Boumediene a-t-il utilisé le pétrole au profit du peuple ou comme instrument de son pouvoir ? Le fait que l'Algérie ait été prise par la suite comme modèle par des régimes aussi différents que celui de l'Arabie Saoudite, ou ceux de tous les autres pays arabes du Golfe qui ont fait appel à son assistance technique ou encore par l'Irak, l'Iran et la Libye, nous fait dire que, durant ces années-là, le pétrole a été une « ni'ama » pour le pays. Le début de la descente aux enfers Avec l'arrivée de Chadli Bendjedid au pouvoir en 1979, ce sont les règlements de comptes qui ont pendant quelques années fait office de politique de gestion des affaires de l'Etat. Ces règlements de comptes ont démarré d'abord au plus haut niveau de la sphère du pouvoir, puisque Chadli n'a eu de cesse de harceler et de liquider tous ses anciens compagnons du Conseil de la révolution. Pourquoi une telle attitude ? Est-ce par esprit de revanche de sa part, lui qui avait été marginalisé à l'époque de Boumediene ? Est-ce parce qu'il craignait que ces mêmes compagnons ne se liguent contre lui et ne s'en débarrassent à la première occasion ? Quelle que soit la raison, le résultat en fut que toute l'équipe précédente avait été chassée du pouvoir, voire menacée de poursuites judiciaires pour malversations. C'est l'époque où a été créée la Cour des comptes, qui a tourné à plein régime et actionné des instructions contre tous les barons de l'ancien régime. Cet esprit de règlements de comptes n'avait pas tardé à faire tache d'huile et à se propager à toutes les structures de l'Etat. On avait l'impression que les nouveaux ministres avaient été retenus sur la base d'un critère fondamental, celui précisément d'avoir été marginalisés durant la période Boumediene. Ils étaient en majorité animés de rancœurs qu'ils ont extériorisées une fois arrivés au pouvoir. Ce fut, entre autres, le cas du nouveau ministre de l'Energie qui avait occupé, quelques années auparavant, le poste de directeur de l'énergie et des carburants, dont il avait été chassé par le ministre de l'époque. On a alors assisté, à compter de 1979, à une chasse aux sorcières menée contre tous les cadres du secteur de l'énergie, dont ceux de Sonatrach tout particulièrement. Le président-directeur général, tous les vice-présidents, tous les directeurs centraux et nombre de directeurs opérationnels furent tour à tour dégommés sans ménagement. Le harcèlement ne s'est pas limité au limogeage de la personne. Certains ont eu leurs salaires coupés, d'autres ont été mis d'office à la retraite, des fois sans même que la pension correspondante ne leur soit attribuée. La persécution s'est étendue, bien des fois, jusqu'à la vie privée des individus. Une telle attitude vindicative eut des répercussions profondes sur le fonctionnement des hydrocarbures. Toute l'expérience accumulée pendant une quinzaine d'années par des dizaines d'ingénieurs, de financiers, de juristes et autres cadres suprieurs était brocardée, perdue définitivement, les intéressés ayant été vidés de leurs postes comme des malpropres, sans qu'il n'y ait eu passations de pouvoir, encore moins transmissions de connaissances et d'expérience. Qui plus est, les nouveaux responsables désignés avaient souvent été choisis à l'extérieur, ou très bas dans l'échelle hiérarchique des structures dont ils prenaient la charge. On avait connu par le passé des limogeages quand un ministre, par exemple, était remplacé par un autre ; jamais par contre, jusqu'à cette date, on n'avait connu le phénomène au niveau technico-économique. Le plus étonnant dans l'affaire est que ces bouleversements n'étaient pas dus à l'installation d'une nouvelle politique économique ; il n'était pas question de remplacer - tout au moins pas à cette date - une option socialisante par une autre plus libérale, non, il s'agissait simplement d'assouvir la vengeance d'une personne contre une autre ; cela s'était répercuté sur tout un secteur économique hautement stratégique et avait touché des gens qui n'avaient rien à voir avec les querelles d'antan. La chasse aux sorcières menée à l'intérieur du secteur pétrolier a été une sorte de galop d'essai pour une action plus grande et plus officielle de domestication des cadres au sein de l'appareil économique, mais aussi dans les rouages de l'Etat, intervenue quelque temps après. On se souvient de
la mise en application de cette disposition si controversée, selon laquelle on ne pouvait occuper un poste de responsabilité que si l'on était membre du FLN, parti unique et dont le résultat funeste a été que l'on a chassé énormément de compétences de leurs fonctions, mais très souvent du pays lui-même. Le second « coup d'éclat » qu'avait connu le secteur des hydrocarbures durant la période 1979/1981, qui avait causé des dégâts encore beaucoup plus importants à l'économie, a été la liquidation des fabuleux contrats de vente de gaz passés par Sonatrach avec des clients américains, dont celui avec El Paso Natural Gas. Dans cette affaire aussi, ce sont de vils sentiments de vengeance qui avaient prévalu sur l'intérêt national, bien que les arguments officiellement invoqués étaient que les prédécesseurs avaient bradé le gaz et qu'il fallait, par ailleurs, garder des réserves pour les générations futures. De nouvelles négociations de prix furent engagées avec les dirigeants d'EI Paso Natural Gas. Le nouveau prix exigé par les Algériens était environ trois fois supérieur à celui agréé auparavant et environ le double du prix généralement admis sur le marché d'alors. Le marché mondial du gaz en était à ses premiers balbutiements et il n'existait pas encore de prix de référence par zone géographique ; il y avait néanmoins une logique marchande qui ne fut pas respectée. Les exigences algériennes démesurées en matière de prix, auxquelles étaient venues s'ajouter des remarques pernicieuses quant au rôle de l'Algérie dans le dénouement de l'affaire des otages de l'ambassade des Etats-Unis à Téhéran, allaient au final causer la rupture définitive de tous les contrats avec les acheteurs américains. Ce sont des livraisons de 45 milliards de mètres cubes de gaz par an, pendant au moins 25 ans, qui avaient ainsi disparu du tableau de vente de Sonatrach, sur ordre du président Reagan en personne, semble-t-il. Evidemment derrière, Mexicains, Canadiens et Vénézuéliens étaient heureux de combler le vide laissé par les Algériens. La présidence de Chadli Bendjedid avait été également marquée par le scandale dit des 28 milliards de dollars, révélé par le Premier ministre Abdelhamid Brahimi. Ce scandale ne représentait que le début de l'ère des détournements de fonds à grande échelle dans laquelle s'engageait l'Algérie et celui de l'enrichissement illicite des puissants du régime, qui usant et abusant de leur pouvoir allaient entamer la mise en coupe réglée de l'économie nationale, avec une concentration particulière sur la rente pétrolière. L'exemple le plus frappant, rapporté d'ailleurs par tous les journaux de l'époque, est celui de cet homme d'affaires libyen, un certain Omar, qui, associé à un Premier ministre italien et à de hautes personnalités algériennes, s'était constitué des fortunes à l'occasion de la signature de contrats de vente de gaz à l'Italie, via le gazoduc sous-marin. A partir du moment où les ressources pétrolières et gazières étaient devenues l'objet de convoitises de ce que l'on appellera plus tard la mafia politico-financière, le fossé entre les puissants et les faibles, les riches et les pauvres, les gouvernants et les gouvernés allait commencer à se creuser. Ce phénomène a participé, comme on le sait, à l'éclosion de la révolte de la rue en 1988 et à l'avènement d'une autre forme de rejet du système, celle de la puissante affirmation du FIS sur la scène politique durant la période l989/1991. Les conséquences autrement plus graves de cet état de fait sont connues de tous, l'Algérie n'étant pas encore à ce jour totalement sortie de la spirale de violence dans laquelle elle s'est engouffrée au lendemain de l'interruption, par l'armée, du processus électoral en cours, en janvier 1992. La seule lueur d'espoir entrevue à l'époque a été la proposition du gouvernement de Mouloud Hamrouche d'apporter un peu plus de transparence dans les comptes de l'entreprise Sonatrach. Il était prévu que ces comptes feraient l'objet d'un audit annuel par un cabinet spécialisé de renommée internationale. Toutes les compagnies pétrolières de renom, les américaines en particulier, procèdent à des audits similaires de manière à éviter les dérives, comme celle mise à jour récemment à l'intérieur du groupe Enron. L'idée n'avait pas emballée la classe politique ; d'ailleurs, de tous temps, les hauts dignitaires du régime algérien ont préféré l'opacité à la lumière, afin de mettre à l'abri des regards indiscrets leurs agissements pas toujours très orthodoxes. L'initiative est tombée à l'eau avec le départ de Mouloud Hamrouche et son équipe. Quant aux gouvernements qui lui ont succédé, ils n'ont plus manifesté aucune velléité pour une disposition similaire. Dommage. Revenons maintenant à notre question de départ : le pétrole a-t-il été une « ni'âma » ou une « niqma » sous Chadli Bendjedid ? Il est fort probable que si la rente pétrolière n'avait pas existé, les convoitises de certains n'auraient pas été attisées, au point qu'obnubilés par la satisfaction de leurs seuls intérêts matériels personnels et de leurs ambitions de pouvoir, ils aient été aveugles devant la grande détérioration de la situation politique, économique et sociale du pays. Hélas, l'Algérie n'en était encore qu'au début de la descente aux enfers.
Au royaume des copains et des coquins
Entre le départ de Chadli et l'arrivée de Bouteflika, les priorités étaient ailleurs. La lutte contre le terrorisme, les massacres et les attentats avaient permis de détourner les regards vers d'autres sujets autrement plus vitaux pour le citoyen. Il était beaucoup plus important pour tout un chacun de préserver sa vie et celle de sa famille et d'assurer le pain quotidien de ses enfants, plutôt que de penser à ce qui se passait derrière la vitrine, dans le secteur des hydrocarbures. Pendant ce temps, les profiteurs de guerre, eux, ne dormaient pas. La gangrène des pots-de-vin et de la corruption avait commencé à s'étendre jusqu'à atteindre les proportions qui sont aujourd'hui de notoriété publique. On se souvient du scandale du rond à béton irradié lors de la catastrophe de Tchernobyl mis sur le marché, ou des cargaisons de sucre commandées, payées, mais jamais livrées, pour ne citer que ces deux exemples plus appréhensifs pour l'Algérien moyen. Le secteur pétrolier est lui beaucoup plus opaque et les intérêts immenses : ils se chiffrent en milliards de dollars. Pour situer les idées, citons quelques chiffres. Durant la décennie 1990, les recettes tirées par l'Etat de l'exploitation du pétrole et du gaz se sont élevées bon an mal an à une quinzaine de milliards de dollars, auxquels il faut rajouter une somme au moins équivalente pour ce qui est des bénéfices réalisés par les compagnies pétrolières ; c'était donc une manne d'une trentaine de milliards de dollars qui faisait l'objet de convoitises. Il n'y a bien sûr pas de corrompus sans corrupteurs. Les compagnies pétrolières sont disposées à octroyer es largesses à quiconque leur garantira leur part du pactole ; plus cette personne est puissante, mieux c'est. Aux Etats-Unis, jusqu'à une date récente, la pratique de verser des commissions à des dignitaires étrangers était normalement admise, à défaut d'être officiellement permise. Une loi très hypocrite l'interdisant, sauf cas particuliers, a été passée, il n'y a pas très longtemps. On peut donc imaginer que le secteur pétrolier algérien, comme celui de nombreux autres pays d'ailleurs, a été et continue d'être le royaume des copains et des coquins. Prenez le chiffre de 30 milliards de dollars, cité plus haut, et multipliez le par un pourcentage quelconque, aussi minime soit-il et vous aboutirez à un montant qui donne le tournis.
L'Algérie a-t-elle atteint le fond ?
A l'avènement de Abdelaziz Bouteflika, on avait pensé, compte tenu de ses premières déclarations publiques, que les choses allaient changer, sur ce point tout au moins. Ce ne fut, hélas, pas le cas puisque ce n'est qu'aujourd'hui, en 2006, que l'Algérie s'est dotée d'une loi anticorruption, encore qu'elle soit très boiteuse. Pour ce qui est du pétrole et du gaz, il est fort à craindre que les choses risquent même d'empirer avec la nouvelle loi sur les hydrocarbures qui va ouvrir totalement le secteur aux entreprises étrangères. On peut imaginer que les nouveaux arrivants vont se battre au couteau pour arracher telle ou telle part de marché qui devait aller à Sonatrach ou qui lui appartient déjà. Se battre au couteau signifie aussi acheter des soutiens en usant de tous les moyens, dont le levier de la corruption n'est pas le moindre. Il n'y a d'ailleurs pas que les nouveaux arrivants qui useront de tels procédés, les sociétés déjà présentes ne seront certainement pas en reste. Parlons maintenant de cette loi qui ramène l'Algérie d'aujourd'hui au point où elle se trouvait en 1962. J'ai eu personnellement l'occasion de la dénoncer à maintes reprises. Je voudrais juste rappeler encore une fois qu'aucun pays pétrolier, membre de l'OPEP ou pas, n'a osé, à ce jour, renoncer à sa souveraineté sur ses propres richesses pétrolières et les livrer aussi facilement aux intérêts étrangers. Ni les Saoudiens, que l'on avait pris l'habitude, en Algérie, d'accuser de servilité vis-à-vis des Américains, ni le colonel Kadhafi, que l'on a su souvent brocardé et accusé de nuire aux intérêts pétroliers des autres de par sa stratégie déroutante, ni les Mexicains, frontaliers du géant américain et de ce fait particulièrement sensibles aux pressions du voisin du Nord, aucun de ces trois pays, cités à titre d'exemple simplement, n'a osé franchir aussi allègrement le pas franchi par les Algériens. Examinons maintenant quelques évènements qui se sont déroulés sur la scène pétrolière mondiale depuis l'introduction de cette loi. Au début de l'année 2005, l'Etat russe avait repris le contrôle de la compagnie Youkos, propriété du milliardaire emprisonné Khodorovsky. Dans la foulée et afin de se prémunir de toute surprise en provenance de l'étranger, le président Poutine avait fait adopter par la Douma une nouvelle législation qui interdisait dorénavant toute participation majoritaire étrangère dans toute entreprise russe du domaine de l'énergie. Au mois de mars de la même année, la compagnie chinoise Cnooc faisait une offre de rachat de 18,5 milliards de dollars de la compagnie Union Oil of California (Unocal), dépassant de loin la proposition de l6,5 milliards de dollars de Texaco-Chevron. Une hystérie politique saisissait alors le Congrès et la Maison-Blanche, tandis que la panique s'emparait du gendarme de la bourse américaine, la Security Exchange Commission (SEC). La Cnooc est certes contrôlée à 70% par l'Etat chinois, mais les 30% restants sont détenus par des capitaux privés dont les actions sont en vente libre à Hong Kong et New York. Mais qu'à cela ne tienne, la Chambre des représentants a quand même adopté, le 30 juin, une résolution selon laquelle l'OPA chinoise représentait un danger pour la sécurité nationale et a demandé à l'Administration Bush de bloquer la cession vers laquelle on se dirigeait. Le Congrès a alors rajouté en catastrophe une disposition à la loi sur l'énergie, instaurant un moratoire de 4 mois supplémentaires pour étudier la politique énergétique de la Chine, ce qui a permis de bloquer temporairement l'offre d'achat de la Cnooc. La saga n'a pris fin qu'en août quand l'offre de Texaco-Chevron a finalement été retenue, bien qu'elle n'était que de 17,6 milliards de dollars, c'est-à-dire encore inférieure de près d'un milliard à celle de la Cnooc. Face à cette levée de boucliers, cette dernière a préféré renoncer à cet achat.Ceci se passait donc en 2005, aux USA, pays de l'ultralibéralisme, sous la présidence de George W. Bush, celui-là même qui, nous a-t-on dit, a imposé à l'Algérie la loi sur les hydrocarbures, faute de quoi il lui aurait fait subir le sort de l'Irak. Question l : le patriotisme économique n'est-il de mise que quand il concerne les intérêts stratégiques américains ? Question 2 : l'Algérie n'a-t-elle réellement aucun moyen de s'opposer à ce genre d'injonction ? Et pourtant d'autres pays, ne disposant de guère plus de moyens qu'elle, osent défier les Etats-Unis dans ce même domaine des hydrocarbures. L'exemple le plus frappant est celui du président vénézuélien Hugo Chavez qui, après avoir remis en cause la législation plus libérale qui existait dans son pays, est allé jusqu'à menacer, en août 2005, d'interrompre les livraisons de pétrole brut à destination des USA. Peu de temps auparavant, son administration avait sommé trois multinationales pétrolières de régulariser les fraudes fiscales de plusieurs centaines de millions de dollars auxquelles elles s'étaient livrées. L'autre exemple plus récent, puisqu'il ne date que de janvier de cette année, est celui du président bolivien nouvellement élu, Evo Moralès, qui a engagé un autre bras de fer avec les multinationales. La nouvelle loi bolivienne sur les hydrocarbures est à l'exact opposé de l'algérienne, puisqu'elle prévoit la nationalisation des hydrocarbures, mais aussi comme l'affirme le président Morales : « Nous n'allons pas confisquer les biens des compagnies étrangères, mais exercer le droit de propriété sur le sous-sol et en surface. » On pourrait continuer à faire le tour du monde et constater que tous les pays, y compris les plus ardents partisans de la mondialisation et de l'ultralibéralisme, défendent ce principe fondamental, celui du droit de propriété sur les richesses pétrolières de leur sous-sol. Droit à l'exploitation par l'entreprise étrangère, oui ; droit à la propriété des réserves, non. Quant à la notion de patriotisme économique défendue par les Américains, on la retrouve aussi dans la saga Arcelor-Mittal Steel qui mobilise l'Union européenne ces temps-ci. Alors, les Algériens sont-ils devenus tout d'un coup moins patriotes que tout ce monde-là ? Sont-ils devenus plus intelligents que tous les peuples de la planète, plus intelligents que tous les pays pétroliers, OPEP ou non-OPEP, plus intelligents que les Russes, les Américains ou les Français ? L'Algérie est-elle devenue plus puissante que tous les puissants de ce monde ou plus faible que les plus faibles ? La morale à tirer de ces nombreux exemples est qu'il n'y a lieu d'être ni plus patriote ni moins patriote que d'autres, ni plus intelligent, ni moins intelligent, mais d'être tout simplement comme tout le monde ; vouloir s'illustrer et jouer aux « précurseurs » n'est pas une marque de sagesse. La plus grande marque de sagesse de l'homme est celle de savoir faire marche arrière quand il se rend compte qu'il s'est trompé. Ce n'est pas faire preuve de faiblesse que de revenir sur un acte quand cet acte engage l'avenir d'une nation et celui de plusieurs générations. En Algérie, il est encore temps d'éviter les conséquences néfastes de la nouvelle loi sur les hydrocarbures, avant que la machine ne s'emballe. Tant qu'elle n'est qu'une disposition sur le papier, non encore appliquée, celui ou ceux qui l'ont faite peuvent la défaire. Mais revenons maintenant à notre question de départ. Cette loi qui a été de 1999 à nos jours l'événement le plus important dans le domaine du pétrole et du gaz, en a-t-elle fait une « ni'âma » ou une « niqma » pour le peuple algérien ? Pour répondre à la question, revoyons le film de son adoption. On se souvient que déjà en 2002, tout était prêt pour son adoption, mais que l'opposition de la majeure partie de la classe politique et celle de l'UGTA qui avait observé une grève nationale de 48 heures avaient empêché que cela ne se fasse. Elle fut retirée pour être représentée en février 2005. Et là, tout d'un coup, tous les rouages de l'Etat étaient pour, présidence de la République, gouvernement, Assemblée nationale, Conseil de la nation, partis de l'Plliance présidentielle ; même les travailleurs y sont devenus favorables. Pourtant, aucun élément nouveau n'est intervenu durant la période, même le texte de loi est resté, à quelques détails près, inchangé. Au plan international, on n'a pas eu d'exemple d'un autre pays qui ait adopté une législation similaire ; au plan intérieur, on a eu une élection présidentielle. Est-ce cela l'événement cause du changement ? Comment se fait-il que ce qui n'était pas bon pour le pays en 2002, le soit devenu deux ans après ? Comment se fait-il que les travailleurs qui étaient prêts à bloquer l'économie du pays, pendant longtemps si nécessaire, aient brusquement changé d'avis ? La seule explication fournie par l'UGTA à l'opinion publique a été que le chef du gouvernement l'aurait rassurée en disant que la loi était bonne pour le pays. C'est plutôt court comme argument pour une décision aussi lourde de conséquences. Au vu de tout cela, la réponse à notre question de départ est évidente : cette loi fait du pétrole une « niqma » pour le peuple algérien.
Conclusion
Que dire en conclusion de tout cela ? Beaucoup de corruption, beaucoup de rapaces autour de la manne pétrolière et bientôt peut-être dépossession du peuple de sa souveraineté sur ses richesses naturelles ; tel est l'état des lieux peu agréable du secteur des hydrocarbures depuis 1962. On sait aussi que la rente pétrolière n'est que l'arbre qui cache la forêt de l'économie nationale : 98% des recettes en devises du pays en proviennent. Sous couvert de richesse, c'est la faiblesse du pays que cette rente camoufle. Imaginons l'inimaginable. Que deviendrait l'Algérie si demain le pétrole venait à cesser de couler ? Pourrait-elle survivre, voire exister grâce aux 2% de recettes restantes ? Mais cet inimaginable finira un jour par arriver. Quelle sera ce jour la situation du pays ? Allons plus loin et demandons-nous qu'aurait été l'Algérie si elle n'avait jamais eu de pétrole ? Se serait-elle tournée vers le tourisme comme les Tunisiens, ou vers le commerce comme les Syro-Libanais ? Est-ce que les Algériens se seraient orientés vers les richesses de la mer comme les Grecs ou seraient-ils devenus industrieux comme les Turcs ? C'est bien sûr de la fiction, mais elle illustre le fait que d'autres peuples, sans pétrole, ne s'en portent pas plus mal ; peut-être même sont-ils plus heureux. Rajoutons à ce tableau le fait que la guerre d'indépendance, qui aurait pu se terminer au début de 1956, a duré six ans et demi de plus en raison de la découverte de pétrole, cette année-là précisément. Quand nous additionnons tout cela, avouez qu'il y a de quoi se demander où se trouve la réponse au dilemme shakespearien, objet de ce propos : le pétrole a-t-il fait le bonheur ou le malheur du peuple algérien ? A chaque lecteur de donner sa réponse.


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