La vague révolutionnaire, qui traverse le monde arabe depuis le début de cette deuxième décennie du XXIe siècle, marque dans l'évolution de ses peuples un tournant qu'aucune étude de prospective n'a prévu. Et pour cause, la longue léthargie de ces peuples humiliés et négligés a conduit à croire que la résignation fait partie de leur patrimoine génétique, au point de s'abandonner passivement à l'attente du miracle. Certes, des signes avant-coureurs d'un malaise croissant annonçaient çà et là l'imminence de la tempête, mais pas l'ampleur qu'elle aura, ni surtout dans un pays aussi pacifiste comme la Tunisie. Certes, l'Administration américaine sous G. W. Bush a prévu dans son agenda «une mise au pas démocratique» des régimes arabes, pour mieux consolider son hégémonie dans la région. Il est peu probable qu'elle ait inclus dans sa stratégie l'éventualité de l'effondrement fulgurant de ses alliés sous la pression de jeunes manifestants déterminés à s'approprier leur avenir. Des jeunes sans encadrement politique, bravant l'interdit par la maîtrise du dernier produit de la technologie de communication qui s'appelle Facebook, twitter, sms. Leur nouveau vocabulaire montre qu'une mentalité révolutionnaire est en train de se former et que le glas de la fin d'un cycle de l'histoire a sonné. Après Ben Ali qui a fui, Hosni Moubarak qui a capitulé, El Gueddafi qui peine à se maintenir et Ali Abdallah au Yémen, réduit à compter ses jours de chef d'Etat. Riches ou pauvres, les sociétés bougent au Maroc, en Irak, à Bahreïn, à Oman, en Arabie Saoudite, en Jordanie ; partout, même en Chine, c'est le réveil des peuples qui ont franchi le mur de la peur. Partout les mêmes voix dénoncent la malvie, la corruption, l'impunité, l'injustice, l'étouffement, l'inégalité, la mauvaise gouvernance, le mépris… Partout les mêmes voix revendiquent un mieux-être, la liberté, la démocratie, la justice, la justice sociale, l'égalité, un peu de considération. Partout le même cycle infernal : manifestations pacifiques, répression armée, funérailles de masse, radicalisation des manifestations, recul des pouvoirs poussés à des concessions graduelles, puis, c'est l'effondrement… Ce qui est étonnant dans ce qui se déroule dans un climat de panique des régimes et d'admiration des peuples dont certains suivent les événements avec la honte de l'inertie, c'est de trouver des hommes politiques dans des pays candidats au changement révolutionnaire répéter à l'envi que leur contrée ne risque pas d'être contaminée, en raison des spécificités de chaque société. Comparaison n'est pas raison, dit-on. Pourtant, il existe à des degrés différents des ressemblances, comme il ressort en particulier de la comparaison entre les régimes algérien et égyptien. Ceux-ci sont républicains, d'origine révolutionnaire, à composante militaire déterminante, tributaires de l'armée, au multipartisme cerné par l'état d'urgence, aux institutions mal élues et tous les deux engagés dans une lutte antiterroriste contre le même ennemi. En outre, ils connaissent sur le plan démographique une poussée de jeunes dont 29% en Egypte et 31% en Algérie se situent dans la tranche des 15-29 ans, frappés de plein fouet par le chômage et nés, pour la plupart, sous l'état d'urgence qui signifie une mise en suspension de l'Etat de droit. 1- Deux régimes républicains et d'origine révolutionnaire Le régime égyptien actuel est né de la destitution du roi Farouk déposé le 23 Juillet 1952 par l'armée dirigée par «le Mouvement des officiers libres». Celui-ci a proclamé une année plus tard la République et engagé des réformes politiques, économiques et sociales profondes. Notre Révolution de Libération nationale, déclenchée deux ans plus tard, a d'emblée défini dans sa première déclaration du 1er Novembre, la nature du régime politique de l'Algérie indépendante : un Etat démocratique et social, dont la forme républicaine sera précisée en 1958 dans l'appellation du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne). Dès le départ, les deux régimes ont opté pour une économie socialiste au service «des masses laborieuses» et pour le système du parti unique. Ils s'en sépareront au bout de trois décennies en optant pour le libéralisme et le multipartisme dans une apparence de changement qui cache mal la volonté d'assurer la continuité du système sous un nouvel habillage. 2- A composante militaire dominante
Aussi bien en Algérie indépendante qu'en Egypte post-révolutionnaire, l'armée a toujours constitué l'épine dorsale du régime, et, parfois, fourni l'essentiel de l'encadrement à la vie politique (sous Boumediène, les militaires constituaient l'écrasante majorité au sein du Conseil de la Révolution qui était la plus haute instance politique du pays, et sous Nasser, ils représentaient le tiers des membres du gouvernement). Si les quatre Raïs (Néguib, Nasser, Sadate et Moubarak) sont tous issus directement de l'armée, en Algérie, sur les sept chefs d'Etat que nous avons connus depuis 1962, seuls Ben Bella et Boudiaf n'ont pas fait le maquis. Leur règne a d'ailleurs été de très courte durée : 40 mois pour les deux réunis, sur un total, à ce jour, de 584 mois. Dans les deux pays, le rôle de l'institution militaire dans la vie nationale a été identique au départ. Outre sa mission classique de défense du territoire et de la souveraineté nationale, elle est impliquée dans l'œuvre de développement national. Il s'agit dans la Constitution égyptienne de «protéger les acquis socialistes réalisés par la lutte populaire» (article 180) et dans notre Constitution de 1976 de «contribuer au développement du pays et à l'édification du socialisme» (article 82). Maintenue en Egypte à ce jour, cette mission sera retirée à l'Armée nationale populaire (ANP) dans la Constitution de 1989 instaurant le multipartisme pour être limitée à «la sauvegarde de l'indépendance nationale et la défense de la souveraineté nationale» comme «mission permanente» (article 25). Prenant acte de cette nouvelle donne, l'institution militaire s'est retirée en 1989 du Comité central du parti du FLN pour se conformer à la loi fondamentale. Légaliste, elle n'est plus représentée dans aucune structure des formations politiques existantes. Mais dans les faits, cette dépolitisation est relative. 3- Tributaires de l'armée Dans les deux pays, l'armée sort de l'ombre à chaque crise grave ou vide constitutionnel : opérations de police (Egypte : émeutes urbaines en 1977, révolte en 1986 des cadets de la police sous-payés ; manifestations d'octobre 88 en Algérie), gestion des transitions en période de crise (démission de Chadli et de Moubarak ...) ; elle est incontournable dans la prise des grandes décisions stratégiques (réconciliation nationale, traité de paix israélo-égyptien). En Algérie, l'éclipse apparente de l'institution militaire de la scène politique depuis 1999 est due autant à la volonté du chef de l'Etat de gouverner seul qu'au désir de cette institution de ressouder autour d'elle le consensus populaire mis à mal en 1988, puis rompu depuis son implication directe dans la crise nationale qui a menacé les fondements de l'Etat. Toutefois, cette éclipse ne signifie nullement indifférence, comme le démontre l'intervention du DRS dans l'ouverture de certains gros dossiers de la corruption. Comme en Egypte, l'ANP sera confrontée au même défi en cas d'occupation de la rue : satisfaire les revendications sociales et politiques des masses, tout en pesant dans les orientations stratégiques. En d'autres termes, restera-t-elle la reproductrice du système en prenant soin de lui faire un «lifting», ou sera-t-elle la garante d'une transition pacifique vers une démocratie digne d'un peuple de citoyens à part entière ? Deux choses antinomiques à moins d'une révision constitutionnelle inspirée de l'exemple turc.
4- Un multipartisme limité par l'état d'urgence L'état d'urgence permet ce que l'Etat de droit interdit, c'est-à-dire des atteintes légales au libre exercice de certaines libertés. Pour cette raison, il est considéré comme une mesure exceptionnelle dictée par une situation exceptionnelle. En vigueur toujours en Egypte depuis l'assassinat du président Sadate en 1981, il vient d'être levé en Algérie où il était appliqué depuis février 1992, au lendemain de la crise née de l'annulation des résultats du premier tour des élections législatives pluralistes. Sa banalisation en a fait un système de gouvernement autorisant le contrôle de la vie politique, mais n'interdisant pas une certaine liberté de ton de la presse indépendante, voire même la création de nouveaux partis politiques adaptés à la nouvelle conjoncture (sur les 25 agréés en Egypte, 20 ont vu le jour après l'entrée en vigueur de l'état d'urgence et cinq en Algérie sur un total de 28 partis). Dans tous les cas, l'expérience a démontré que l'état d'urgence, sans être parvenu à conjurer totalement le péril terroriste qui a été sa raison d'être, a, néanmoins, réussi à réprimer certaines libertés et à favoriser la corruption. Et ce n'est pas un hasard si les deux pays sont mal classés sur l'échelle d'évaluation internationale : en matière de démocratie, ils sont qualifiés de «régimes autoritaires» avec la note de 3,32/10 pour notre pays et 3,89 pour l'Egypte pour 2008. Dans le domaine de la corruption, ils sont respectivement classés par Transparency International 105e et 98e sur 178 pays concernés en 2010 par l'enquête sur la corruption dans le monde.
5- Deux régimes aux institutions mal élues Mal élues en raison de la conjonction de la fraude électorale et de l'indifférence des électeurs lassés par la «magie» des urnes, les institutions souffrent d'un déficit de légitimité d'autant plus grave que le parti dominant au pouvoir était dirigé en Egypte et en Tunisie par le chef de l'Etat, alors qu'en Algérie le président Bouteflika est en même temps président d'honneur du FLN. D'où un fort taux d'abstention électorale officiellement reconnu : 75% en Egypte et 65% en Algérie pour les dernières législatives. Ce qui exprime le refus des citoyens de cautionner une élection aux résultats préprogrammés. Si bien que dans l'opinion publique, chaque consultation électorale donne l'impression d'une nouvelle tricherie, pour installer au pouvoir de nouveaux représentants indignes. Un taux de vote favorable fantaisiste calculé sur la base d'un taux de participation exagérément gonflé, qui ne tient compte ni de l'usure du pouvoir ni de l'effet négatif de sa longévité ; à titre d'exemple, pour leur dernier mandat, Moubarak et Ben Ali ont été réélus à des scores soviétiques : 88,60% et 89,62% (90,24% pour Bouteflika). Or, jamais dans l'histoire, un chef d'Etat réellement élu à une majorité aussi écrasante n'a été déposé par la violence populaire au cours de son mandat.
6- Une fausse carte de l'ancrage réel des forces politiques en compétition Ce qui dote l'Etat d'une stabilité factice. The Fund for Peace les classe pour l'année 2008, dans la rubrique des Etats à «situation préoccupante».
7- Deux régimes engagés dans une lutte antiterroriste ciblée Le régime égyptien est en guerre ouverte contre l'extrémisme religieux depuis la dissolution en 1954 du mouvement des Frères Musulmans, sauf sous Sadate qui s'en est tactiquement servi avant d'en être victime. Ce Mouvement a pourtant aidé, deux ans auparavant, les Officiers libres à renverser la monarchie. 57 ans plus tard, les Frères Musulmans sont toujours interdits en tant que parti politique, mais demeurent, néanmoins, la première force d'opposition la mieux structurée, très active dans le domaine social, les milieux syndicaux, estudiantins et universitaires. C'est pourquoi ils sont tolérés — à défaut d'être réduits au silence — et participent même sous l'étiquette d'indépendants aux élections législatives et syndicales. Par ce subterfuge, ils ont obtenu 88 sièges parlementaires en 2005, soit six fois de plus que le précédent scrutin. Ils viennent d'engager la procédure de création d'un parti politique et rien n'indique que l'agrément leur sera refusé, d'autant plus qu'en Tunisie l'interdiction du parti islamiste An-Nahda a été levée. En Algérie, cette même lutte est engagée dans des circonstances différentes et a été systématisée depuis la dissolution du Front islamique du salut (FIS) en mars 1992, mettant le pays au bord d'une guerre civile, dont il est sorti avec des cicatrices que seul le temps guérira. La lutte antiterroriste a permis de démanteler les bases du FIS, de réduire son influence idéologique et de maintenir son aile politique en dehors de la vie nationale. Ici et là le traitement sécuritaire a atteint ses limites sans avoir réalisé entièrement son objectif, sinon comment justifier ici, autrement que par le rejet de retours non désirés, le maintien illégal de la fermeture du champ politique, et là-bas la tolérance des Frères Musulmans violemment opposés au régime ? Une nouvelle approche politique est plus que nécessaire. A ses initiateurs qualifiés de tirer les leçons du passé pour ouvrir une nouvelle page, qui consolide les acquis démocratiques du chemin parcouru et tienne compte du besoin légitime de changement qu'exprime le peuple avec insistance.
QUE CONCLURE ? En essayant dans ce qui précède d'anticiper, à partir d'une comparaison, sur les retombées éventuelles de l'euphorie révolutionnaire des Nilotes sur notre pays, l'observateur ne peut qu'être frappé par la similitude des situations des deux pays. Il est alors tenté de conclure que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Or, à y regarder de près, l'on découvre que les révolutions tunisienne et égyptienne sont en retard d'une génération sur la révolte des jeunes Algériens, qui, en octobre 1988, ont obtenu au prix de centaines de morts une ouverture politique immédiate, inconnue alors dans la région. Devenus adultes et moins enclins à la violence, ce sont leurs enfants qui s'accommodent mal de l'existence dans leur pays d'un décalage entre le rythme des réalisations et l'évolution de leurs aspirations. Ils sont conscients de partager avec la jeunesse insurgée ailleurs les mêmes aspirations à la liberté, la justice et le bien-être. Sans expérience, ils rêvent de lui emboîter le pas pour réaliser la société de leur rêve. Les adultes, qui ont vécu l'enfer des carnages et des destructions pendant la décennie rouge, se tiennent aujourd'hui à l'écart, non pas par indifférence, mais de peur qu'un dérapage quelconque leur fasse revivre ce passé proche et douloureux. C'est ce sentiment de peur que cultive le pouvoir pour retarder le changement. L'heure est donc au mûrissement et le temps contre l'apaisement. Nous ne pouvons épargner à notre pays une nouvelle épreuve qu'en rétablissant la confiance du citoyen en ses institutions et en le débarrassant d'une bureaucratie paralysante. On ne peut le faire qu'en acceptant de se soumettre au verdict de la démocratie et de réhabiliter les vertus du respect de la loi, du dialogue, de la concertation et de la transparence dans la gestion des affaires de l'Etat. Or, la démarche de nos dirigeants ne semble pas suivre ce chemin. Preuve en est, leur persistance à décider, souvent seuls, en cercle fermé, des mesures qui engagent l'avenir de la nation à l'intérieur et à l'extérieur, sans consulter ni les partenaires économiques, ni la société civile et les syndicats, ni même les partis politiques qui leur sont acquis. Ce qui fait peur aujourd'hui, c'est cette mentalité qui nous gouverne de si haut et qui ne voit dans le peuple qu'un «tube digestif» et un appareil de reproduction biologique. Elle fait décidément un mauvais décryptage de l'histoire, car si les Algériens se contentaient uniquement de manger à leur faim, le plan de Constantine, conçu par les autorités coloniales, aurait réussi à les convaincre de déposer les armes et de renoncer à poursuivre leur combat pour l'indépendance. Ce plan quinquennal ne prévoyait-il pas, en effet, la construction de 200 000 logements, la création de 40 0000 emplois, la distribution de 250 000 ha, la scolarisation d'un million et demi d'enfants, l'investissement industriel dans la sidérurgie ? Suivant la même logique, le peuple libyen ne se serait jamais soulevé, puisqu'il vit dans l'opulence avec un revenu annuel de 13 000 dollars par habitant. Tant qu'on n'admettra pas que la liberté et la justice sont déterminantes dans la vie d'un peuple, et que l'homme est le produit de son histoire, les mesures économiques et sociales annoncées dans la précipitation pour désamorcer une situation explosive, quelle que soit leur importance financière en termes de transferts sociaux, n'auront qu'un effet anesthésiant de courte durée si elles ne sont pas accompagnées d'une ouverture politique immédiate qui consacre le droit à la citoyenneté, et éloigne le désordre comme alternative au changement pacifique. A défaut, «ce n'est pas un stock de mécontentements qui va s'épuiser, mais comme l'écrit le sociologue Boukhobza : «C'est un réservoir de revendications de toute nature qui va s'accumulant.» Hélas, certains cercles du pouvoir, prisonniers d'une logique suicidaire, et dépourvus de la capacité d'anticipation requise ne semblent pas encore disposés à saisir cette réalité. On le constate dans l'ébullition de la rue. Mohamed Saïd. Secrétaire général du Parti de la liberté et de la justice (PLJ) [email protected]