Le premier phénomène qui a résulté de la cohabitation des Berbères avec d'autres peuples méditerranéens, c'est le bilinguisme, voire le trilinguisme. 5iéme partie C'est aussi sur la rive libyenne de la Méditerrance que les Berbères ont cohabité, ou simplement voisiné avec ces autres marins commerçants qu'ont été les Phéniciens. Avec le consentement mielleusement extorqué aux autochtones, ces demiers sont parvenus à fonder de nombreux comptoirs sur les côtes nord-africaines, dont quelques unités sur les côtes atlantiques du Maroc. L'un de ces comptoirs, fondé en 814 av. J. C., est devenu au fil des siècles une riche et puissante cité marchande : Carthage, dont l'influence culturelle s'est exercée sur les Imazighen, jusqu'en 146 av. J. C., année de sa destruction par les Romains, et même au-delà de cette date. Tout un chacun sait par ailleurs que les Romains, maîtres de tout le bassin méditerranéen, ont colonisé progressivement les zones côtières de l'Afrique du Nord et une partie de leur arrière-pays, entre 146 av. J. C. et 430 ap. J. C. Les Byzantins, qui leur ont succédé, après un intermède d'un siècle environ durent se cantonner dans un petit nombre de ports méditerranéens. Puis vient l'invasion arabe, dotée d'une idéologie combative et fortement mouvante tant du point de vue eschatologique que du point de vue économique; et c'est l'islamisation des Berbères, une islamisation qui a connu bien des péripéties, mais qui a pu malgré tout agir en profondeur, sur le long terme. De toutes ces vicissitudes de l'histoire, il a résulté que les élites amazighes se sont diversement acculturées, et ont richement contribué à l'élaboration des grandes cultures méditerranéennes. Le premier phénomène qui a résulté de la cohabitation des Berbères avec d'autres peuples méditerranéens, c'est le bilinguisme, voire le trilinguisme. Il est permis de dire qu'en toute période historique, l'élite amazighe des zones pénétrées par les cultures étrangères a été au moins bilingue, avec les avantages, mais aussi les inconvénients que cela suppose. Le bilinguisme des meilleurs n'at-il pas été la cause directe d'une certaine stagnation de la langue amazighe ? En revanche, les Berbères peuvent s'attribuer le mérite d'avoir influencé la culture putuque, puisque la déesse protectrice de Carthage, Tinnit, appartenait au panthéon amazighe. À en juger par ce que nous rapporte Silias Italicus (p. 8) sur la visite du jeune Hannibal à un temple carthaginois, les prêtresses de Tinnit étaient surtout des amazighes qui s'imposaient par leur fougue et leur verve. Pline (parag. 24, p. 5 6) et d'autres historiens anciens nous disent que les habitants de la région de Carthage, le Byzacium, et des villes côtières de Numidie étaient nommés Libyphéniciens. Ce sont justement ces Libyphéniciens qui ont fourni l'essentiel de l'équipage du fameux périple d'Hannon (Gsell, T.I, p. 478). Signalons, pour finir, que l'historien Georges Marcy, dans l'introduction à sa thèse, invite les chercheurs à utiliser le berbère, langue vivante, pour décrypter le punique, langue morte, plutôt que de procéder inversement (Marcy, p. 16). Et, si nous n'avons aucune trace de productions amazighes en punique, c'est que “la civilisation punique n'a produit ni savants, ni poètes, ni penseurs; du moins l'histoire n'en connaît pas” (Gsell, t. IV, p. 125). Des productions intellectuelles individuelles dues à l'esprit amazigh, en langue grecque, il nous reste les traces d'un ouvrage écrit par Juba II, en trois Iivres, intitulé “Libyca, dont la perte nous cause beaucoup de regrets” (Gsell, VIII, p. 262). Mais c'est dans la production de Térence (v. 190-159 av. J. C) que le génie inventif amazigh en matière de créativité théâtrale se révéla le rnieux. L'influence de Térence s'est exercée sur la production des dramaturges européens jusqu'au XVIe siècle (Brunel et Jouanny, p. 238). À cet écrivain féru d'hellénisme, mort à l'âge de trente ans, nous devons la fameuse sentence: “Je suis un homme; de ce qui est humain rien ne m'est donc étranger”. Il voulait dire par là, lui le jeune Africain fait prisonnier de guerre à l'âge de cinq ans et réduit en esclavage, que tous les hommes se valent. Mais bien avant Juba II et bien avant Térence, la simple littérature orale amazighe avait déjà produit des effets sur la pensée grecque. Aristote (384-322 av. J. C.) cite les fables libyennes comme étant un genre littéraire. Lisant cela, on apprend au passage que le poète tragique Eschyle (525-456 av. J. C.) s'était déjà inspiré de ces fables libyennes (Aristote, L II, p. l 04). On peut dire, en résumé, que l'intercompréhension entre Grecs et Berbères semble avoir été totale. Citons, entre autres preuves, le fait que le roi Massinissa était hellénisant et qu'il a tenu à s'entourer dans sa cour d'artistes et de musiciens hellènes. Les Athéniens de leur côté ont érigé une statue du roi écrivain Jubsa II, auprès d'une bibliothèque, au cœur même de leur cité. (Gsell, VIII, 251). (À suivre) M.C