On racontait que des marins phéniciens faisant régulièrement escale sur la même plage, y avaient laissé de grosses pierres pour abriter leur feu. Après de nombreux retours en cet endroit, ils se rendirent compte que le sable de leur âtre s'était vitrifié. De cette découverte fortuite serait né le verre. Cette belle histoire était, en fait, une légende puisque le verre était déjà maîtrisé en Mésopotamie. Cependant, il est admis que les Phéniciens ont mis au point et développé la technique du soufflage du verre et il est certain qu'ils ont excellé dans la fabrication, à grande échelle, d'objets en verre (ustensiles, bijoux…) ouvragés avec raffinement. Mais si ce peuple ancien ne peut pas s'attribuer l'invention du magnifique matériau transparent, il pourait se targuer, de plusieurs manières, d'avoir inventé la Méditerranée, non pas géologiquement et géographiquement, bien entendu, mais en tant qu'ensemble historique et culturel. Inventer la Méditerranée, c'est lui donner une réalité humaine globale en instaurant des échanges entre des peuples, des tribus et des cultures souvent radicalement différents. De leur nom, nous ne disposons que d'hypothèses. La piste grecque voudrait que le mot vienne de «phœnix», l'oiseau mythique qui cherchait à atteindre le soleil. Comme on les appelait aussi «hommes rouges», bien longtemps avant les Cheyennes ou les Apaches, le rapport avec l'oiseau se serait établi à partir de leur peau cuivrée par le soleil durant leurs longs périples marins. Issus de l'actuelle terre libanaise étendue au Nord et au Sud, les Phéniciens, adossés à une montagne et pris en tenaille entre de puissants voisins, n'avaient que la mer comme débouché. Ils surent tirer partie de leur «malchance» et la transformer en un formidable atout. On estime que leur «utilisation» de la Méditerranée aurait commencé au cours du IIe millénaire avant J.C., pour culminer entre le XIIIe et le IXe siècles avant J.C. Navigateurs émérites, ils ont pratiqué le cabotage (navigation le long des côtes) sur le pourtour méditérannéen. Mais les recherches ont montré qu'ils avaient passé le détroit de Gilbraltar au moins à Mogador, sur la côte atlantique de l'actuel Maroc. Ils ne craignaient pas la haute mer et, en naviguant de nuit, rentabilisèrent au mieux leurs connaissances en astronomie, au point où les Grecs, pendant des siècles, appelèrent la grande Ourse «la Phénicienne». Ces excellents marins étaient, en plus, de redoutables commerçants et, pour reprendre le bon mot de notre confrère Ameziane Ferhani, «les précurseurs historiques du marketing et de la mondialisation». Pour rester dans ce langage, ils «montèrent leur affaire» en commerçant pour le compte de leurs puissants voisins, notamment les Asssyriens du Nord et les Egyptiens pharaoniques du Sud. Une fois leurs réseaux et points de vente installés et prospères, ils se passèrent de ces mandataires dont la puissance avait décru. La constitution de leur extraordinaire empire de la mer est une histoire édifiante des rapports entre l'intelligence et la force, entre l'ingéniosité et la puissance. Ce qui les caractérise dans l'histoire par rapport aux autres civilisations de la Méditerranée et même d'autres mondes, c'est bien leur pacifisme. Ils ne colonisaient pas les terres qu'ils abordaient, à l'exception notoire de Carthage. Ils guerroyaient en fait par le commerce et, dans l'histoire présente, on pourrait supposer que la Chine s'inspire de leur modèle pour surpasser les grandes puissances du monde. Ils ont appris aux peuples de la Méditerranée les vertus de l'échange, dont le support privilégié a été l'amphore phénicienne, objet d'une incroyable modernité à l'époque, qui permettait de transporter diverses marchandises et denrées, solides ou liquides. Ils vendaient de l'huile, du vin, du sel, de l'orge, du blé, des parfums, des pierres précieuses, du bois de cèdre, etc. Les minerais comme l'argent, le cuivre et l'étain (ingrédient du bronze) les intéressaient particulièrement car, n'étant pas seulement commerçants, ils approvisionnaient les fabricants de leurs villes (Byblos, Tyr, Sidon…) et parfois d'autres contrées dont ils en assuraient la distribution. L'image des Phéniciens pratiquant le troc recouvre une réalité valable en certains lieux et à certaines époques. Ils auraient ainsi utilisé la verroterie en guise de monnaie, mais l'archéologie a démontré qu'ils ont grandement contribué, et de manière décisive, à la mise en place d'un système monétaire avec leurs propres frappes mais aussi en utilisant les monnaies des autres, introduisant donc la pratique de la convertibilité. De plus, en développant le commerce, ils ont contribué également à la connaissance réciproque des peuples de la Méditerranée et de cet espace qui était, alors, le centre du monde connu. Ajoutons que la distribution de produits n'est jamais restreinte à ces produits. Un objet suppose une dénomination, un usage, un mode d'emploi et souvent de nouvelles habitudes. Ils ont donc diffusé des modes de vie et des mythes, les leurs, mais aussi, par transitivité pourrait-on dire, celle des autres. On leur doit énormément dans la configuration de l'urbanisme de la Méditerranée. Leurs comptoirs commerciaux côtiers, disséminés sur tout le bassin méditerranéen, ont attiré des populations et donné lieu à des agglomérations qui sont parfois devenues de grandes villes actuelles, cela sans compter que l'influence phénicienne ne se résumait pas aux rivages, mais allait en profondeur dans les territoires, du fait des attractions commerciales induites. L'exemple d'Alger est édifiant. Sa première apparition est celle d'un comptoir phénicien, Icosim, que les Romains ont latinisé en Icosium. L'an dernier, l'Union européenne a reçu un projet de jonction entre 35 villes d'origine phéniciennes. Mais l'apport exceptionnel des Phéniciens réside, sans doute, dans la diffusion de l'alphabet. Là aussi, s'ils ne l'ont pas inventé, ils l'ont considérablement perfectionné en lui donnant une organisation et une graphie modernes (22 lettres, se lisant de droite à gauche). Ils ont assuré de plus son rayonnement sur presque toute la Méditerranée, ce qui influa d'autres alphabets. C'est dire que l'exposition au palais de la culture Moufdi Zakaria, «Les Phéniciens en Algérie, Voies de commerce entre la Méditerranée et l'Afrique Noire» (20 janvier-20 février), couvre un pan de l'histoire aussi passionnant que méconnu. Sa thématique dépasse même son titre, car ce qu'elle donne à voir et comprendre sur les Phéniciens et l'Algérie va au-delà des voies de commerce. La naissance de cette exposition est déjà une histoire qui commence en 2004 avec l'idée d'un travail sur l'archéologie phénico-punique dans toute la Méditerranée. En 2006 naît un projet algéro-italien de recherche en numismatique punique à Iol (actuellement Cherchell). D'un côté, Amel Soltani, conservatrice du Musée national des antiquités d'Alger, qui a déjà travaillé sur ce sujet, de l'autre, Lorenza Ilia Manfredi, de l'Institut des études de civilisation italiques et du bassin méditerranéen antique dépendant du Conseil national de la recherche. Au cours d'une discussion avec Mme Zadem, directrice de la protection légale au ministère de la Culture, elles évoquent la possibilité d'un travail plus large. Le «pourquoi pas ?» de leur interlocutrice les encourage. Le ministère et l'ambassade d'Italie en Algérie suivent. Quatre ans de travail qui englobent ce fameux inventaire en Algérie mais aussi des pièces phéniciennes d'Algérie dans les collections du monde, aux USA, en France, en Russie… Elles sillonnent les musées du pays. D'innombrables fiches et photos sont réalisées. Un documentaire est produit (hélas non diffusé sur le lieu de l'expo). Leur moisson est énorme et permet de mesurer ce que l'on savait déjà : l'importance de ces fonds dans les musées algériens, de quoi constituer peut-être un musée spécialisé. L'exposition donne à voir une sélection pertinente avec plus de 200 objets exposés. Certaines pièces sont uniques, comme le seul rasoir phénicien trouvé en Algérie ; le chaudron de Gouraya sans équivalent au monde ; un vase à trépied exceptionnel ; la stèle magique de Takemprit aux formes étranges… Mais toutes les pièces exposées valent le détour : stèles funéraires, poteries, bouteilles, bijoux, ustensiles, etc. Les panneaux apportent des éclairages nouveaux sur l'apport phénicien en Algérie et font le lien avec la période numide mais aussi avec d'autres cultures ou civilisations, tel ce panneau sur les étrangers en Algérie qui révèle des présences diverses, grecque, étrusque, égyptienne, ibère… Un véritable carrefour historique et culturel ! On y découvre des sites fabuleux, telles la nécropole du phare de l'île de Rachgoun, à l'ouest d'Oran, le sanctuaire de Cirta où 300 stèles furent découvertes par un certain Lazare Costa, fermier italien, la route de l'encens, la route du sel, déjà active, la route des parfums… de même que les enjeux de la période punique avec ses guerres fameuses et la destruction de Carthage (qu'on ne peut s'empêcher de ramener à l'actualité !). Bref, une exposition passionnante, bien agencée dans une scénographie de panneaux pourpres, la couleur préférée de ces levantins du passé, riche d'objets et d'explications bilingues (parfois un peu trop denses), de photos, de croquis et de plans. L'exposition méritait cependant une meilleure promotion ou une promotion tout court car point d'affiche, de spot TV ou radio, et un catalogue non disponible à la vente. Mais il faut la visiter si l'on veut mieux connaître l'Algérie ou simplement découvrir un peuple passionnant. Enfin, ces deux propos des deux commissaires de la manifestation. Mme Manfredi : «La centralité de l'Algérie entre la Méditerranée, le Sahara, l'Afrique, eh bien, les premiers à avoir compris cela furent les Phéniciens. C'est vraiment très important car, ici, entre Carthage, la péninsule ibérique, la Sardaigne s'est développé un pan important de la civilisation punique». Mlle Soltani : «Toute la communauté scientifique dans le monde qui s'intéresse au domaine attendait cette exposition, car elle met au jour le patrimoine considérable de l'Algérie sur cette civilisation et elle va relancer les études.» Dans la salle, un visiteur âgé s'appliquait à expliquer à une visiteuse de son âge que le mot «Afniq», en tamazight, qui signifie Phénicien, désignait les coffres berbères tandis qu'elle affirmait que, chez elle, il désignait des broderies complexes. Ils finirent par se dire que cela désignait peut-être tout ce qui était beau. En tout cas, que ce mot ait encore cours chez nous, des milliers d'années après, prouve que les Phéniciens ne nous ont pas rendu visite en vain.
- L'exposition est placée sous le haut patronage des présidents de la République des deux Etats (Algérie et Italie). Site à consulter : www.cherchel-project.eu