“Toute la pensée akbarienne est située entre le oui et le non”, a estimé Zaïm Khenchelaoui, docteur d'Etat en anthropologie des religions, au début de la rencontre-débat, qu'il a animée, avant-hier soir à l'espace Mille et Une News, portant sur l'Alchimie de l'amour chez Ibn Arabi. Ibn Arabi –qui a largement influencé la pensée d'un autre très grand mystique : l'émir Abdelkader- se place entre l'âme et l'esprit, le cœur et la raison, Dieu et la science. Les contours de la pensée d'El Cheikh Al-Akbar (comme on le surnomme), se dessinent entre ces deux concepts que sont le oui et le non, dans la mesure où l'Islam -et même l'univers- est bâti sur des antagonismes, la chose et son contraire, l'affirmation et la négation (le bien et le mal, l'angélique et le démoniaque, le paradis et l'enfer…). L'homme qui est à la fois l'ange et le démon, porte en lui également le sirat el moustaqim, le barzakh, une dualité qui serait le fondement même de la foi. Mais qu'est-ce que l'alchimie dans le soufisme ? L'alchimie chez les soufis est un exercice de mutation, de transformation intérieure. C'est une quête initiatique et spirituelle qui permet à l'homme de se débarrasser de son ego, de transcender son enveloppe charnelle, de devenir “l'ombre de l'Absolu”, de n'être qu'un infime point dans le grand dessin de l'Univers ; de devenir un Homo universalis (l'homme universel ou l'homme cosmique) qui ne fait qu'un avec la nature. L'homme devient ainsi la pierre philosophale parce qu'il est “un trésor caché”. Zaïm Khenchelaoui a entamé, son propos, avec une halte biographique de Mohyiddîn Abu Bakr Mohammad Ibn Alî Ibn Arabî Al-Hatimî, et les différentes étapes de son initiation, lui qui est considéré comme “le plus grand mystique de tous les temps”, avant d'affirmer : “L'alchimie est le fondement même de l'école akbarienne. C'est l'étude des mécanismes de transformation chez l'être humain qui est le dépositaire de ‘el Amana el Ilahiyya'”. Après des années d'errance et d'abstinence, Ibn Arabi s'établit à Damas, et découvre l'amour des femmes qui “le rapproche davantage de Dieu”. Dans sa communication, M. Khenchelaoui expliquera, en s'appuyant sur l'ouvrage Tourkman el Achouaq(l'interprétation des passions), que les femmes inspiraient de la répulsion à Ibn Arabi, avant qu'il ne tombe amoureux de Nidham. Ibn Arabi dira plus tard dans un de ses textes que “Celui qui aime les femmes de la façon dont Mohammed aime les femmes, aime Dieu”. Les mystères de l'amour inspirés -en grande partie- par l'amour d'une femme qui devient toutes les femmes, sont répartis chez El Cheikh Al-Akbar en trois catégories ou formes. C'est un processus qui travaille à rapprocher davantage l'homme de son Créateur et qui participe activement à sa transformation, sachant que “l'univers devient le reflet, le miroir de Dieu”. Dans l'ordre d'Ibn Arabi, “l'amour divin ne s'applique qu'à Dieu. Nous aimons Dieu à la manière dont les humains s'aiment eux-mêmes. Un amour narcissique car l'amoureux n'aime personne sinon sa personne”. Par extension, et surtout par interprétation, Dieu a créé l'univers (le macrocosme) a sa propre image, mais si “la nature est Dieu, Dieu n'est pas la nature”, pour El Cheikh Al Akbar. Car le réel perceptible est un point infime ; c'est “Dieu qui s'irradie pour ses créatures à travers ses créatures”. Il apparaît donc évident que la quête de Dieu passe par l'expérience, notamment celle physique entre deux êtres. Pour Ibn Arabi, l'acte sexuel dont l'accomplissement (l'orgasme), est une forme de communion avec l'Univers. La brûlante actualité de la pensée d'El Cheikh Al-Akbar Durant le débat avec le public, la problématique de l'instrumentalisation du soufisme et ce que cela engendre comme processus de répulsion, a été soulevée. M. Khenchelaoui qui a évacué avec intelligence cette interrogation a tout de même concédé que : “C'est peut-être les zaouïas qui manipulent le pouvoir. Et les enveloppes que reçoivent les zaouïas sont en quelque sorte leur argent car plusieurs édifices sont des ‘Awqaf Zaouia' notamment la RTA, le ministère des Affaires étrangères, l'hôtel Aletti…”. Par ailleurs, la pensée édifiante d'Ibn Arabi est très prisée dans le monde occidental. M. Khenchelaoui explique cela par le fait que “le problème de toutes les religions et de toutes les idéologies est qu'elles produisent un discours sur un niveau superficiel, littéral, ce qui ne convainc plus personne”. Paradoxalement, le soufisme est quasiment impopulaire dans le monde musulman, car noyé dans des débats d'arrière-garde et longtemps combattu par les salafistes, mais pas uniquement. Le soufisme a de tout temps représenté un danger pour les gouvernants, qui travestissent les belles idées que véhicule l'Islam, en le politisant, et en s'en servant comme un instrument d'oppression et d'avilissement des peuples. Pour Zaïm Khenchelaoui, “on est aujourd'hui dans une consommation de la religion, avec des cannibales de la religion. Il n'y a plus d'énergie”. Dans un contexte de guerre des religions et de choc des civilisations (des concepts approximatifs qu'on reproduit faute de mieux !), la pensée d'Ibn Arabi, de l'émir Abdelkader (dont le tasawouf est toujours occulté), de Jalal Eddine Ar-Rumî, et bien d'autres encore, sont plus que jamais d'actualité, d'autant que l'arabo-musulman a été diabolisé. La voix d'Ibn Arabi -surnommé également le “sceau de la sainteté”- est à peine audible aujourd'hui, pourtant elle est largement moderne et pourrait aider à mieux appréhender un quotidien marqué par tant d'incohérence. L'homme du XXIe traverse une grave crise mystique, et intérieure, et pourtant la réponse est juste devant ses yeux. Il voit…mais le fait-il avec clairvoyance ?