Les flammes d'Octobre 1988 ont continué à déstabiliser le pays pendant de longues années à cause de l'imprévoyance et de l'incapacité de ses dirigeants à répondre à temps aux interpellations bruyantes et incessantes de la société. Octobre 1988 a été le paroxysme de cette décrépitude politique. Comment en est-on arrivé là ? Quand on souffle sans arrêt un brasier dormant, il se rallume. Le président Chadli, qui pouvait tout obtenir du parti FLN dont il était secrétaire général, a préféré le contourner pour suivre une voie hasardeuse qui a mené finalement à l'échec. Ignorer sa propre formation politique, ou encore abdiquer devant quelques résistances, choisir de pousser le peuple à prendre la rue pour imposer une nouvelle voie de développement n'était pas la meilleure idée. Les efforts du président Chadli Bendjedid d'apporter des changements dans l'organisation de l'économie et d'oser des ouvertures à travers la création d'espaces de liberté que constituait la liberté d'association à travers la promulgation de la loi 87/15 de juillet 1987 n'auront pas suffi face à la montée des périls. Chadli a parlé comme Gorbatchev de chafafiya — transparence — ou encore de perestroïka-restructuration. Il précipite la fin du régime du parti unique. La société civile s'éveille, les syndicats se mêlent, les politiques s'organisent, I'Algérie implose, le régime démocratique s'impose. Aventureuse, cette initiative de recourir à la confrontation de rue qui se solde par des centaines de morts et des milliers de blessés ! Octobre 1988 n'aura pas été politiquement vain pour l'Algérie. Le président Chadli fait modifier la Constitution Ie 23 février 1989 en y introduisant Ie multipartisme : une soixantaine de partis, répondant à toutes les expressions courant dans la société, voit le jour Notre peuple, sans avoir bénéficié d'aucune pédagogie démocratique, autre que celle héritée de ses affinités séculaires, ancrées dans des réflexes régionaux et tribaux, découvre lui aussi qu'il est si facile d'être “démocrate”. Il faut dire que le régime du sultanat, qui avait sévi depuis des siècles, a laissé quelques traces : I'absence d'intérêt pour la délibération. Pendant ce temps, la guerre faisait rage également au sommet de l'Etat. Les ingrédients d'Octobre 1988 sont encore disponibles, les raisons de les recycler dans le multipartisme naissant sont encore à l'ordre du jour. Finalement, les luttes de sérail vont faire pourrir la situation, et petit à petit, le pays court à sa déchéance, I'Etat au bord de l'engloutissement. À partir de là, le pays vivra l'impensable, I'inimaginable. Des torrents de sang vont maculer le drapeau autour duquel l'Algérie s'est soudée pour se libérer. À qui la faute ? Quelle est la part de responsabilité de chacun ? Certains observateurs l'imputent à l'émergence de cette force tapie à l'ombre des pouvoirs successifs depuis le recouvrement de l'Indépendance, prenant de l'ampleur d'année en année, notamment à la faveur de la lutte entre puissants de ce monde : quand l'Amérique recrutait au Moyen-Orient grâce aux pétrodollars des monarchies du golfe Persique pour faire la guerre aux Russes installés en Afghanistan. On ferma même les yeux lorsque nos jeunes partaient faire la guerre dans ces contrées lointaines alors que l'objet ne les concernait pas tant il répondait aux calculs d'intérêts entre puissances belligérantes dont l'idéologie est loin des convictions religieuses des volontaires musulmans. D'aucuns affirment que des segments du pouvoir — incarné par le président Chadli — ont pensé balayer le système politique issu de la guerre de Libération en facilitant sous la contrainte une rapide montée en puissance de cette formation au détriment du FLN qu'ils ont suspecté, dès le départ, de faire ombrage au projet des réformes. Ils prédisposaient donc le FIS au rôle de cheval de Troie, mais le FIS mènera sa propre politique, au grand dam de ses sponsors. La situation de confusion extrême mettra fin au gouvernement Hamrouche. La nouvelle Constitution du 23 février 1989 ayant mis fin dès juillet 1990 au régime du parti/Etat, I'ANP se retire du parti. Mais elle fut amenée à affronter Ie terrible dilemme issu des élections locales puis nationales qui ont vu le premier tour remporté par la mouvance du Front islamique du salut. L'ambition de Chadli Bendjedid de tourner la page des années Houari Boumediene n'aboutira pas. Elle précipita le départ du Chef du gouvernement Hamrouche en juin 1991 et, six mois plus tard, en janvier 1992, le sien. L'opinion gardera de Mouloud Hamrouche le souvenir d'un homme de conviction, de Chadli Bendjedid un homme de bonne volonté mais dépassé par les évènements qu'il n'a pu maîtriser. Sid-Ahmed Ghozali, nommé dans l'urgence, a été chargé de préparer les élections et les organiser avant la fin de l'année. Il n'a pas bénéficié comme Ie veut la tradition d'une période de grâce. Le temps urge, la maison brûle, il doit éteindre le feu et, simultanément, reconstruire ce qui menaçait de s'effondrer. La première étape du gouvernement Ghozali était de modifier le mode électoral en cours. Sid-Ahmed Ghozali avait consacré l'essentiel de son activité à réduire les tensions survenues à la suite de l'émergence de la mouvance FIS qui tenait la majorité des communes. L'Algérie était dans une situation précaire et l'instabilité politique l'enfonçait davantage. Le mode de scrutin a favorisé le FIS Le FLN, à l'ère du gouvernement Hamrouche, privilégia un scrutin proportionnel qui permettait l'entrée au Parlement de plusieurs sensibilités politiques qui auraient l'occasion de débattre des questions politiques dans une enceinte au lieu de la rue et ensuite de prévenir l'éventualité du raz-de-marée d'une seule force politique. C'est dans cet esprit que les élections Iégislatives de juin 1991 ont été programmées. Des élections qui n'eurent pas lieu finalement. Lorsque Ghozali succéda à Hamrouche au poste de Chef du gouvernement, avec la mission de préparer les élections dans les six mois, la question du mode électoral était posée. Le gouvernement Ghozali maintient sa préférence pour le scrutin privilégiant la proportionnelle. L'Assemblée aurait été gérable. Le FLN lui imposa, par la voix de ses représentants, Ie scrutin uninominal à deux tours et un nouveau découpage électoral pour conserver une majorité suffisante pour gouverner. Avec ce système, une légère majorité de voix peut aboutir à une très grande majorité de sièges. Le calcul se révéla complètement faux. En effet, a posteriori, on vérifia que sur treize millions d'électeurs environ, trois ont voté pour Ie FIS. Et, à la proportionnelle, un rapport de trois sur treize n'aurait pas pu donner la majorité écrasante dont a bénéficié cette formation. Le 27 décembre 1991, au soir du premier tour des élections législatives en Algérie, le FIS arrive très largement en tête avec près de 48% des suffrages exprimés. Il ramasse la mise. Aux élections communales comme pour les nationales, il remporte I'écrasante majorité des sièges. Au sommet de l'Etat, le résultat fit l'effet d'un séisme. Le second tour était prévu pour le 16 janvier. Après la démission du président Chadli, le 11 janvier, Mehri exprime un changement, de cap au FLN, prenant clairement ses distances vis-à-vis du gouvernement. Il se rapproche des partis d'opposition, le FIS et Ie FFS. Le 11 janvier 1995, il participe à la conférence de Rome des partis d'opposition — le FIS, le FFS, Ennahda, le MDA, le PT, le JMC et La ligue algérienne de défense des droits de l'Homme — contestant l'interruption du processus électoral et signe l'accord dit de Saint Egidio, qui formulait des propositions de solution de crise. Mais celles-ci apparaissaient aux yeux du gouvernement comme biaisant sa décision stratégique de combattre les mouvements armés issus du FIS qui venaient d'apparaître et menaçaient l'ordre républicain. Ces derniers avaient décidé de prendre les armes pour exprimer leur révolte contre l'annulation des élections dont les règles du jeu étaient, à Ieurs yeux, fixés par le gouvernement lui-même. Au FLN, c'est la guerre des tranchées. Un schisme est vite apparu entre deux camps : celui qui soutenait la voie de la reconstitution via les accords conclus entre les partis réunis à Rome et ceux qui s'alignaient sur les positions du gouvernement dénonçant “l'ingérence étrangère”. Au fond, le cœur du problème était que les accords de Saint Egidio disqualifiaient les autorités officielles du pays et le sort qui leur était réservé n'était ni plus ni moins que la fin d'une époque. Quid du pays ? Le tragique destin de l'Algérie de Boudiaf Le président Chadli a donc démissionné le 11 janvier 1992. L'Assemblée populaire nationale dissoute quelques jours auparavant (le 4 janvier), il revenait à Abdelmalek Benhabylès, en qualité de président du Conseil constitutionnel, d'assurer l'intérim. On sait que ce dernier refusa la charge. Trois jours plus tard, le 14 janvier 1992, un Haut-Comité d'Etat est mis en place par le Haut-Conseil de sécurité. Il s'agit d'une institution provisoire de gestion de l'Etat. Présidé par Mohamed Boudiaf, il comprend Ali Kafi, Khaled Nezzar, Ali Haroun et Tidjani Heddam. Les évènements vont se précipiter : I'annulation du processus électoral est décidée. L'état d'urgence est instauré Ie 9 février pour une durée d'un an. Il perdure encore 19 ans après. Dans la foulée, le 4 mars, la décision de dissoudre Ie FIS est prise. Des groupes armés semaient la terreur dans les villes, essaimaient les maquis devenus leurs refuges, les populations rurales vivaient un calvaire quotidien qui ne leur laissait guère de choix que d'assurer la logistique des groupes de plus en plus nombreux. La lutte de l'Etat contre les militants du parti dissous fut implacable. L'Algérie s'installe dans une guerre qui ne dit pas son nom. La violence emportera des milliers de victimes, Mohamed Boudiaf, Ie président du Haut-Comité d'Etat comptera parmi elles. Il fut froidement mitraillé dans Ie dos le 29 juin 1992, publiquement, en direct à la télévision, six mois plus tard après son retour dans son Algérie, celle dont il est l'un des pères décisifs de l'Indépendance nationale. Il avait 72 ans... Ali Kafi prit le relais jusqu'au 30 janvier 1994. À cette date-là, s'achève Ie mandat interrompu de l'ex-président démissionnaire, Chadli Bendjedid. Devant le refus de Abdelaziz Bouteflika de présider aux destinées de l'Etat algérien, Liamine Zeroual, alors ministre de la Défense nationale, est choisi par ses pairs en qualité de chef d'Etat Ie 31 janvier 1994, puis élu au suffrage universel du 16 novembre 1995 président de la République jusqu'au 27 avril 1999 Liamine Zeroual à la manœuvre Le président Zeroual entame son mandat à la tête du Haut-Comité d'Etat dans une situation de crise aiguë. En plus de la violence ambiante, il dut affronter le mouvement culturel berbère qui organisa Ie boycott de l'année scolaire 1994 — ou grève du cartable — qui paralysa les écoles, les collèges et lycées de la région, en réponse à la non-satisfaction des revendications culturelles et identitaires. Cette grève était, de mon point de vue, une décision excessive, pénalisante pour des milliers de jeunes élèves dont certains ne récupéreront jamais le retard accusé. Un mal nécessaire, s'est-on défendu. Beaucoup de ses promoteurs roulent aujourd'hui pour ce qu'ils n'ont pas cessé de dénoncer hier ! C'est le bilan de chacun, pas Ie bilan de tous. Dans la foulée des solutions pour mettre fin à cette manifestation pacifique mais combien coûteuse pour des milliers d'élèves, un Haut-Commissariat à l'amazighité fut créé, qui prendra en charge la promotion de la langue et de la culture berbères. Sur un autre plan, Liamine Zeroual aura tout essayé pour mettre fin aux dures années d'enfer, de sang, de destruction. Il initia une série de mesures : - l'organisation d'un “dialogue national” pour mettre fin à la crise qui sévit et qui ébranle l'existence même de l'Etat, en août-septembre 1994 auquel les dirigeants du FIS dissous ont revendiqué d'être représentés, au même titre que les autres partis participants ; - l'Organisation d'un référendum le 28 novembre 1995, garantissant entre autres l'alternance au pouvoir ; - I'organisation d'une conférence de l'entente nationale pour remettre en ordre les institutions de l'Etat, Ie 14 septembre 1996 ; - promulgation de la loi sur la rahma consacrant le pardon aux éléments ayant pris les armes contre l'Etat s'ils se repentissent de leurs actes. Rien n'y fit, les massacres continuent et endeuillent l'Algérie, I'isolent au plan international, détruisent son potentiel économique et hypothèquent son avenir. La République vacille, le peuple s'inquiète, les lendemains sont incertains. C'était l'époque où le pays faisait face à toutes les adversités : la crise de la dette, la sécheresse, un baril de pétrole à moins de 20 dollars, la grève du cartable et la déstructuration de l'Etat. Plus que l'intelligence et la volonté, il aurait fallu aussi un coup de pouce du destin pour aider à résoudre ces problèmes. Ce ne fut pas le cas. De la Numidie à l'Algérie, Grandeurs et ruptures de Karim Younès, 573 pages, Casbah Editions.