Je l'ai rencontré alors que j'étais au creux de la vague, risquant la noyade à tout moment.a Peut-être me serais-je noyé pour de bon sans son secours, peut-être serais-je mort, peut être serais-je interné quelque part ? C'est que je souffrais mille morts face au harcèlement des services marocains. J'habitais alors Mohammedia, une souriante banlieue de Casablanca. De ma fenêtre, j'embrassais l'océan Atlantique dont le mugissement des vagues berçait alors mon sommeil que ne rompait, chaque matin, que le cri des mouettes. Je croyais ma vie entre parenthèse, voilà qu'elle se transforma en points d'interrogation. Oui, lecteur, un jour l'horreur fit irruption dans ma vie : des agents des services marocains vinrent frapper à ma porte. Ils me posèrent toutes les questions sur ma vie professionnelle et privée. Tout fut passé au crible. Le lendemain et les jours suivants ils revinrent à l'aube. Ils s'asseyaient, comme s'ils étaient chez eux, et m'invitaient à en faire autant. Parfois ils restaient des heures à me scruter, parfois ils me posaient des questions. Le plus terrible était leur silence. Au fil du temps, l'océan devint aussi menaçant que mes visiteurs, les mouettes devinrent des oiseaux de malheur. Je voyais tout en noir. D'autant que je n'avais ni recours, ni secours. J'étais seul. Sans famille. Sans amis qui se manifesteront un peu plus tard. J'avais alors perdu le goût de vivre. J'avais tout perdu. Sauf mon amour pour la lecture. À quelle solide branche m'accrocher pour ne pas sombrer ? Et voilà qu'au détour d'une lecture d'une biographie, je tombais sur une maxime d'un certain Sénèque : “La vie, tu le sais, il ne faut pas s'y cramponner à tout prix : le bien, ce n'est pas de vivre, mais de vivre bien. C'est pourquoi le sage vivra autant qu'il le doit et non pas autant qu'il le peut.” J'en ai eu le souffle coupé. Cette sentence me paraissait écrite pour moi. C'était une armure et une arme par mauvais temps. Je décidais de mieux connaître ce philosophe. J'achetais alors son œuvre la plus connue Lettres à Lucilius, intitulé Apprendre à vivre. Hé quoi, vais-je apprendre à vivre alors que je suis peut être en train de mourir ? J'apprendrai avec Sénèque qu'apprendre à vivre c'est d'abord apprendre à mourir. Alors, alors à chaque rencontre avec mes bourreaux, je m'armais de Sénèque, je me cuirassais de Sénèque, je me bardais de Sénèque. J'en oubliais presque mon autre compagnon : Lexomil. N'importe, le cocktail Sénèque/Lexomil m'a apporté l'ataraxie, un état zen au dessus des passions vers lequel tendent tous les stoïciens. On m'aurait mis dans le taureau de Phalaris (un taureau en airain chauffé à blanc)je n'aurais rien senti. Enfin, n'exagérons rien. Je souffrais, mais je trouvais une raison d'être à ma souffrance en l'acceptant parce que je n'avais pas le choix. Et dès le moment où j'acceptais l'inéluctable, je devins un peu plus serein. Je me disais : “Advienne que pourra et tout sera bien.” Sénèque m'apprit la distance et à reprendre possession de moi-même non pas à coups de marteau, mais subrepticement sans que je m'en rende compte. C'est mon entourage qui fut stupéfait en remarquant que j'avais arrêté de fumer sans douleur ni manque; je fus aussi stupéfait que lui ; c'est encore mon entourage qui avait ouvert grands les yeux quand il avait constaté que je ne prenais plus de café, moi qui en avalais une dizaine par jours. Là aussi je fus le premier étonné. J'étais l'homme de tous les excès. Je devins celui de la tempérance. Idem pour l'alcool qui ne me posséda jamais. Sénèque me conseilla de ne jamais répondre aux attaques basses : “Dans la lutte on descend au niveau de l'adversaire”, mais plus encore il m'avertit : “La vérité a toujours un pied dans le camp d'en face.” Attention donc à l'aveuglement et à l'entêtement. Lecteurs, jetez vos tranquillisants, prenez du Sénèque ! Il sera pour vous, ce qu'il est pour moi : un professeur de bonheur. H. G. [email protected]