Mon professeur de physique- chimie a demand� � rencontrer mon p�re ou ma m�re, aujourd�hui � dix heures. Je sais qu�il sera question de mes r�sultats m�diocres. Depuis trois mois que je suis en classe de terminale, je ne cesse d�entendre la voix rauque de cette enseignante hurler au-dessus de ma t�te : �Enfin Nejwa, vas-tu te r�veiller ? O� es-tu donc ? Est-ce possible de dormir ainsi ?� Je la regarde sans r�pondre. Mon mutisme la rend furieuse : �Insolente !� dit-elle. Si je lui disais que ce n�est pas sa mati�re qui est en cause, ni sa mani�re d�enseigner, � je dirai m�me que c�est une excellente p�dagogue � elle qualifierait alors mon comportement d�arrogant et d�indisciplin�. En v�rit�, je n�ai aucune r�ponse � ses interrogations parce que moi-m�me je ne me pose plus de questions depuis longtemps. Je ne lui ai m�me pas pr�cis� que ce serait ma m�re qui est aussi mon p�re, qui viendra au rendez-vous. Je vis dans mon monde � moi. Plus exactement, je vis l� o� je le vois, l� o� je l�entends, l� o� il me parle. A-t-elle seulement lu la presse d�hier et d�avant-hier ? Sait-elle comme moi, qu�un �mir sanguinaire absous s�est vant� �d�avoir tu� de ses propres mains et qu�il ne regrettait rien ?� A-t-elle ressenti des frissons de col�re lui traverser le dos comme moi face � l�injustice ? Pour �tre franche, ce t�te-�-t�te entre ma professeur et ma m�re ne me cause aucun souci. Je sais que maman sera �videmment m�contente et croira que je r�colte d�lib�r�ment de mauvaises notes pour la peiner. Pourtant, mon amour pour elle est sans limites. Elle, si jeune pour affronter le malheur, elle, qui est la seule � �tre l� en toute circonstance depuis qu�il nous a quitt�es. Aujourd�hui, mes camarades, les enseignants, la directrice et les surveillantes ne peuvent pas voir mon corps en �bullition, ma hargne, mes larmes au fond de la gorge. Il y a une telle violence en moi qu�elle me fait peur� tr�s peur. Je la porte en moi� je la sens et elle m�effraie. Elle me dit que ce qui est arriv� peut encore se produire. Nous avons juste droit � un l�ger r�pit, � un sursis. Qui sait dans dix ans, dans vingt ans ? Les autres disent que je suis �une renferm�e�. Je ne partage rien ou plut�t que je ne sais plus partager. Et partager quoi ? Les autres veulent que je parle et, disent-ils, que �je fasse la paix avec ce qui m�est arriv�. J�ai m�me entendu une dame bon chic bon genre dire un jour � ma m�re : �Il faut positiver tout ce qui nous arrive de malheureux.� Positiver ! Voil� bien le baume magique capable d�apaiser, para�t-il, toutes les douleurs. Il enseigne selon ses d�fenseurs, non pas seulement l�art de l�endurance mais �galement celui de tomber amoureux fou de la souffrance et du malheur. Positiver toujours selon ses adeptes c�est dire que tout s�est pass� � l�envers dans ma vie � et celle de ma petite s�ur � parce que c��tait mon �mektoub� � moi et que je me dois d��tre r�sign�e, continuer � vivre comme si rien ne s��tait pass�. Continuer � vivre, passer mon baccalaur�at et plus tard d�autres examens, embrasser une profession, me marier, avoir des enfants. Une vie somme toute banale mais une vie totalement vide de sens puisque je ne verrai jamais ses assassins au box des accus�s. Sans doute me connaissent- ils. Peut-�tre m�me ricanent-ils sur mon passage ? Peut-�tre regrettent-ils de ne pas m�avoir kidnapp�e et viol�e ? Je les imagine se promenant librement absous dans la cit� ; ils me regardent, je les entends dire entre eux �La ressemblance avec son p�re est frappante.� Je fixe mes yeux sur eux. Je r�prime mon envie de crier son nom, d�appeler �papa�. Je fixe mes yeux sur eux. Ils ont les mains tach�es de sang, le c�ur empli de haine et ils sont libres� libres, eux qui ont peut-�tre tu� les enfants de leurs voisins, leurs �amis�, leurs proches. Eux qui disent �nous ne regrettons rien�. Ils sont libres� et ma voix est ma seule arme pour dire que ma m�moire ne sera jamais infid�le. Depuis de longues ann�es, mes r�ves sont toujours des images tristes, horribles, horribles, qui me transportent loin du monde, en une douleur sans tr�ve. Un monde o� le ciel est toujours noir et o� la pluie n�arrosera plus ma terre assoiff�e de sang. Elle qui s�abreuve des larmes et du sang de ses meilleurs enfants. En attendant ma m�re devant la porte du lyc�e, je repense au cours de sciences politiques qui vient tout juste de se terminer. Mme F� nous a parl� de �r�conciliation�, de �pardon�, de �fraternit锅 Je lui ai demand� de m�expliquer le sens des mots �impunit� et �amn�sie�. Son visage s�est alors assombri et elle m�a r�pondu agac�e : �Ce n�est pas dans le programme.� Je dois me d�brouiller seule pour me recr�er une vie apr�s la d�vastation avec ma haine et ma douleur. J�ai heureusement cette force de les garder pour moi et en moi. Et pour tout dire, l�indiff�rence et l�incompr�hension des uns et des autres me conviennent parfaitement. C�est plut�t leurs exc�s verbeux qui m�insupportent, du genre : �Certes, on ne peut pas oublier mais il faut tourner la page�� ou encore : �Quelle est alors la solution ?� En g�n�ral, je ne r�ponds pas � leurs certitudes, car un homme valide ne pourra jamais comprendre ce qu�est une amputation. D�ailleurs, nul ne le lui demande. Si seulement ils pouvaient se taire ! Dieu tout-puissant qu�ils se taisent donc ! Maman se dirige vers moi. Je m�attends � un gros orage. Je suis surprise de la voir souriante et aucunement f�ch�e. � Sais-tu, me dit-elle, ce que m�a dit l�enseignante ? Elle m�a demand� s�il n�existait pas de probl�me de couple entre ton p�re et moi susceptible d�expliquer tes r�sultats en physique ? Comment aurais-je pu imaginer qu�elle n�avait m�me pas consult� ton dossier ? Une �l�ve n�est tout de m�me pas un simple nom ! � Que lui as-tu r�pondu ? � Je lui ai seulement dit que j��tais veuve sans plus. Cet incident m��vite les reproches de maman et je promets de faire mieux, beaucoup mieux. Si ma professeur de physique avait effectivement pris le soin de demander mon dossier, elle aurait appris que mon p�re �tait lui aussi enseignant de math�matiques et de physique � l�universit�. Elle aurait surtout compris qu�hormis sa mati�re, toutes les autres se soldaient par d�excellents r�sultats. Je sais que je d�crocherai mon baccalaur�at. Je le veux pour moi, pour ma m�re mais surtout pour lui. Lui qui m�avait dit alors que je n�avais que cinq ans : �Dans ce pays les �tudes et le savoir sont les seules armes pour une fille d�cid�e � s��manciper.� C�est avec lui et avec lui seul que j�aurais voulu m�initier � la physique. A son prochain cours, l�enseignante se montrera-t-elle plus compr�hensive ? J�en doute. S�il lui fallait s�occuper de chacune de ses �l�ves, elle deviendrait notre psychologue. Et puis elle nous a averti en d�but d�ann�e que nous n�aurions pas droit � sa compassion. Quel horrible mot ! Il me fait toujours penser � �apitoiement�, � �piti�. D�ailleurs, je ne lui demande rien. Je m�engage � travailler, pour autant, elle ne me fera pas sortir de ma bulle. Celle o� je le retrouve et o� je me sens bien. Celle aussi o� je m�efforce de me souvenir de son visage, du son de sa voix lorsque je m�asseyais sur ses genoux. J��tais une petite fille heureuse, j�avais cinq ans, un papa, une maman et une petite s�ur qui venait juste de na�tre. Depuis quelques mois j�avais remarqu� qu�avant de sortir, mon p�re prenait le soin de regarder, cach� derri�re la baie vitr�e de la salle de s�jour, la grande cour de la cit� o� nous habitons jusqu�� ce jour, maman faisait de m�me par la fen�tre de la cuisine. Je les entendais chuchoter entre eux. P�re prenait alors son cartable marron et s�engouffrait dans sa voiture comme s�il �tait poursuivi, traqu�. Il l��tait bel et bien, mais j�ignorais �videmment qu�il �tait condamn� � mort. J�avais cinq ans, j��tais une enfant heureuse. J�avais un p�re et une m�re. J�avais pour habitude de lui faire un signe de la main. Sans me fournir d�explications, ma m�re me demanda un jour de 1993 de ne plus le faire. Papa est parti sans que je lui ai dit au revoir. Un matin de f�vrier 1993, il scruta la rue � droite puis � gauche. Soudain, un bruit assourdissant. Un de ces tintamarres qu�on n�oublie jamais. Il vous poursuit partout et � tout instant. Maman allaite ma petite s�ur. Elle me tend brutalement le b�b�, je la vois ouvrir la fen�tre. Elle, hurle� hurle : �Nejwa, c�est papa. Ils l�ont eu � Nejwa c�est papa�� Elle, si �l�gante et toujours soign�e, ne se rend pas compte qu�elle descend les deux �tages de l�immeuble en peignoir et chemise de nuit. Quelques voisins ont le �courage� de se montrer. Les autres se terrent chez eux. Rien vu, rien entendu. Combien �taient-ils pour venir � bout d�un homme d�sarm� ? Je mets ma petite s�ur dans son lit et me m�le aux adultes. L�ambulance arrive, les policiers sont l�. P�re ne parle plus, il ne nous voit plus. Je me serre contre maman. Elle m�explique que papa ne reviendra plus parce que, me dit-elle, �les terroristes ont mis � ex�cution leurs menaces de mort�. Moi, je m�en veux de ne pas lui avoir dit adieu. J�avais cinq ans, j�avais un p�re et une m�re. J��tais une enfant heureuse. Ma petite s�ur ne conna�tra jamais celui qui disait de ses deux filles : �Voici mon premier capital et voici mon second.� Je lui parlerai de lui, je lui dirai que je lui ressemble : les m�mes yeux, le m�me regard frondeur, je dirai � ma petite s�ur que notre vie � toutes les deux a commenc� � l�envers par la faute des hommes. J�ai dix-huit ans, je d�crocherai mon baccalaur�at, mais rien, ni personne ne me fera oublier la t�te ensanglant�e de mon p�re. Je rel�verai la t�te. Je marcherai la t�te haute, avec toujours sous le bras la belle page d�histoire qu�il m�a l�gu�e. Celle qu�ils ne parviendront pas � gommer, celle qui demeurera � jamais ma blessure ind�l�bile, ma douleur, ma solitude et ma violence � moi. Chaque jour, l�immense cour de la cit� que j�emprunte pour acc�der � notre immeuble me raconte ce matin funeste de f�vrier 1993. J��tais une enfant heureuse. J�avais cinq ans et j�avais un p�re et une m�re. Mon p�re ne s�est pas cach�, il n�a pas fui en attendant des jours meilleurs. Ses tueurs l�ont retrouv�. Ils sont libres, les mains tach�es de sang. Cela s�appelle pardonner, disent-ils�