Antonio Casilli est étudiant en sociologie à l'université du Maryland. Il vient de publier un article titré “Facebook n'est pas une usine, mais exploite quand même ses usagers” où il nous propose une fine analyse de la démarche de Facebook, pour ceux qui n'arrivent plus à suivre les changements qu'impose le plus grand réseau social virtuel du monde. “L'annonce de la capitalisation boursière de Facebook, commence PJ Rey, a provoqué de nombreux débats autour du fait de savoir si Facebook exploitait ses usagers. Le principal problème de cette discussion est que personne n'a pris le temps de vraiment définir ce qu'est l'exploitation. C'est ce que je vais faire, avant de voir si la notion s'applique à Facebook. Le concept d'exploitation est né il y a 150 ans avec Karl Marx qui lui a donné une définition spécifique, objective et mathématique. Marx pose comme hypothèse que la valeur est créée par le travail. Selon Marx, la société capitaliste moderne se distingue des autres périodes historiques parce que les travailleurs vendent leur temps de travail en échange d'un salaire (ils ne se contentent plus de fabriquer des objets pour les troquer contre d'autres objets). Les capitalistes accumulent de l'argent grâce à cette valeur créée par les travailleurs, et le salaire perçu par un travailleur n'est qu'une fraction de la valeur totale qu'il a créée. La portion de la valeur créée par un travailleur qui n'est pas retournée au travailleur (après couverture des frais de fonctionnement) est appelée taux d'exploitation. Imaginez, par exemple, que pendant une journée, un travailleur utilise 10 dollars de bois pour fabriquer une chaise qui sera vendue à 60 dollars. Si le travailleur est payé 20 dollars par jour, le taux d'exploitation équivaudra à 30 dollars par jour. Autrement dit, le capitaliste est plus riche de 30 dollars aux dépens du travailleur. Le degré réel d'exploitation, cependant, s'exprime mieux en termes relatifs. Si nous considérons les 30 dollars de surplus de valeur exproprié par le capitaliste comme un pourcentage de la valeur totale, on tombe sur le degré réel d'exploitation, dans notre exemple, 60% de la valeur créée par le travailleur. Il est important de comprendre ici, poursuit PJ Rey, que l'exploitation est un calcul objectif – et donc séparable des débats moraux que provoque par ailleurs cette question de l'exploitation. Par conséquent, si nous voulons avoir un débat d'ordre moral sur le business model de Facebook – comme beaucoup de commentateurs s'efforcent de le faire – nous devons d'abord établir que l'exploitation existe objectivement dans Facebook. Mais ce n'est pas si facile. L'organisation de Facebook ne ressemble pas vraiment à la vie de bétail que Marx décrit dans les usines. Alors que les usagers de Facebook affluent vers le site volontiers, et même avec joie, Marx décrivait l'usine comme un lieu où le travailleur “ne se sent pas joyeux, mais malheureux, ne développe pas librement son énergie physique et mentale, mais mortifie son corps et ruine son esprit. Son travail n'est donc pas volontaire, mais contraint ; c'est du travail forcé”. Une fois notée cette déconnexion apparente entre l'expérience de l'usine et l'utilisation d'un réseau social, nous serions tentés de ne pas faire entrer ce nouveau phénomène dans le modèle classique de l'exploitation. En effet, un examen précis révèle des différences significatives entre la manière dont l'exploitation fonctionne dans une usine et dans un réseau social. Pourquoi les gens utilisent-ils un réseau social volontairement alors qu'ils fuient autant que possible le travail à l'usine ? Il y a deux raisons principales. 1. Le travail à l'usine est aliénant, il ôte aux travailleurs leurs facultés créatives. Les réseaux sociaux encouragent un degré plus haut de créativité personnelle. 2. Les usagers des réseaux sociaux ne sont pas seulement des producteurs, ils sont aussi des consommateurs. En tant que tels, il y a des bénéfices directs et évidents à l'usage d'un réseau social, à la différence de l'inconfort du travail en usine qui n'est que partiellement et indirectement compensé par un salaire. Ces bénéfices à l'usage d'un réseau social sont en grande partie immatériels, il s'agit de tisser et maintenir des relations sociales, de cultiver des goûts et d'en faire part, de montrer que l'on est là, qu'on appartient à la masse. C'est ce que les sociologues appellent du capital social, symbolique et culturel. Même si nous pouvons tous reconnaître que ces bénéfices immatériels ont une valeur réelle, il est extrêmement difficile de leur donner un prix. Combien vaut l'amitié ? Combien de culture peut-on acheter pour 100 dollars ? D'autre part, comme les modèles d'usage varient grandement, les différents usagers des réseaux sociaux tirent différents types de valeur de leurs usages. Autrement dit, la valeur de ces bénéfices immatériels est relative aux circonstances propres de chaque usage. Et puis, les usagers étant récompensés par ces bénéfices immatériels (et non pas par des salaires conventionnels), il est extrêmement difficile d'établir le degré réel d'exploitation. On sait que Facebook reçoit tous ses bénéfices matériels de notre usage. Tout le monde connaît probablement le calcul suivant : avec 850 millions d'usagers et une valorisation spéculative à 100 milliards de dollars, Facebook a retiré 117, 65 dollars de chaque usager. On devrait en conclure que le taux d'exploitation est de 117, 65 dollars par usager pour les 8 ans d'existence de Facebook. Cependant, sans chiffre certain pour la valeur totale produite par chaque usager, on ne peut pas établir vraiment le degré réel d'exploitation. Le mieux que l'on puisse faire est une sorte d'expérience : paierais-je 117,65 dollars pour ce que j'ai retiré de Facebook ces dernières années ? Si la réponse est “oui” (personnellement, je sais que je paie cela chaque année pour héberger un site internet que j'utilise beaucoup moins que mon profil), on peut en déduire approximativement que le degré réel d'exploitation est inférieur à 50%. Pourquoi est-ce important de savoir que le degré réel d'exploitation est inférieur à 50% ? Beaucoup de critiques des réseaux sociaux minimisent leurs bénéfices immatériels et avancent que, les travailleurs ne recevant pas de salaire, ils vivent une “surexploitation” (c'est-à-dire des conditions où le degré réel d'exploitation approche des 100%). Notre petite expérience nous permet de conclure que, même si Facebook nous exploite (comme toute entreprise capitaliste), il ne le fait pas à un degré très supérieur aux entreprises habituelles. Néanmoins, si les discours alarmistes sur l'hypercapitalisme est sans doute exagéré, la nature fondamentalement exploiteuse du business modèle de Facebook nous donne de très bonnes raisons d'être sceptiques face à l'image de bénévole que le fondateur et PDG de Facebook Mark Zuckerberg s'est récemment donné en disant : “On ne construit pas des services pour faire de l'argent ; on fait de l'argent pour fabriquer des services.” Cette phrase illustre le fait que le flou qui entoure ces relations économiques facilite plus que jamais l'incitation et la perpétuation de cette sorte de “fausse conscience”. Y. H.