J'ai de quoi en vouloir à l'historien Mahfoud Kaddache dont la pratique, s'agissant de son domaine de prédilection, n'est pas sans un zeste de pusillanimité dans son rapport au rôle joué par Alger dans le jaillissement du mouvement national. En s'alignant sur les thèses régionalistes des pouvoirs dominants et des historiens officiels pour ce qui est de la création de l'Association des Oulémas, il ne pouvait que susciter mon ire. Il en est de même de la création de Nadi Et Taraqi (Cercle du progrès) qu'il attribue aux protégés de Abdelhamid Ben Badis alors que le mérite singulier revient de droit à la bourgeoisie citadine algéroise avec à sa tête les familles Bennouniche, Benmerabet, Bensiam, Bensmaïa, Mouhoub, Mansali, Hamoud et Bellil qui avaient créé en mars 1927 une association dont la mission consistait à mener une lutte sans merci contre le charlatanisme et… la naturalisation… Pour autant, cela ne m'empêche pas de retenir l'essentiel chez cet être d'exception. Car s'il est un travail scientifique qui aura comblé d'aise de nombreux militants de la cause nationale, c'est incontestablement le sien et l'hommage que vient de lui rendre à titre posthume l'opérateur mobile Nedjma est loin d'être usurpé. Cet historien du mouvement national méritait, en effet, une somptueuse reconnaissance. Ne serait-ce que pour son courage qui lui permit certes timidement, à un moment où la société algérienne vivait une sorte de cacophonie politique, castratrice et inhibitrice, de restaurer dans ses droits le rôle moteur joué par la citadinité dans le long processus du raffermissement du sentiment national. Un sentiment qui se traduira inexorablement par l'émergence d'une fusion historique entre la petite bourgeoisie des médinas et les paysans dépossédés de leurs terres. Une fusion dont l'aboutissement logique et conquérant se traduira très vite par la Révolution nationale sous l'égide du FLN. Observateur averti, bien que donnant souvent l'impression d'être en dehors du temps, esprit critique s'il en est même s'il laisse le souvenir de quelqu'un de particulièrement sensible aux arcanes du consensus, il aura été égal à lui-même. Il faut reconnaître au professeur Mahfoud Kaddache une hauteur de vue particulièrement féconde dominée par son souci d'asseoir l'alternance politique que de multiples objurgations n'ont pu oblitérer. Pour l'auteur de La vie politique à Alger de 1919 à 1939, la personnalité charismatique de l'émir Khaled a grandement contribué à l'éveil national. Baliseur du désert autant qu'insatiable pourfendeur des idées reçues, il a toujours soutenu, aux antipodes des raccourcis empruntés par les tenants du matérialisme historique, que la résistance à l'invasion et à l'occupation coloniales avait été menée par les gens du culte musulman. L'intérêt qu'il porta au petit-fils de l'Emir Abdelkader était loin d'être fortuit : “Khaled apparaissait en même temps un leader politique sinon un chef religieux, du moins un défenseur de l'Islam. N'avait-il pas refusé de se naturaliser, refusant les avantages que pouvait lui procurer la citoyenneté française ? C'est dans ce refus que se situe sur le plan politique l'origine du nationalisme algérien, l'opinion publique donnant à ce refus un caractère plus général, le considérant comme un refus de la domination étrangère.” Bien qu'il fut tenu jusqu'à sa mort en marge des reconnaissances de circonstance, porteur qu'il était d'un projet de société où l'idéal démocratique était loin d'être un vain mot, il était de ceux qui considéraient, à juste titre d'ailleurs, que l'histoire de son peuple était loin d'être une suite d'échecs ininterrompue, un long martyrologue. Bien qu'éminemment scientifique, l'œuvre historique de Mahfoud Kaddache est le fruit d'une expression directe, d'une parfaite clarté, s'appuyant souvent sur des convictions passionnées, donc jaillissantes et spontanées. Ce qui n'est pas sans s'apparenter avec certains aspects de la littérature soufie, si riche en intuitions, en prémonitions visionnaires. A. M. [email protected]