Il était notre médecin de famille. À chaque fois que j'avais un bobo, on m'emmenait le voir. Non sans crainte. Je dirai un peu plus loin pourquoi. Il avait un modeste cabinet dans une modeste ville St-Arnaud, aujourd'hui El-Eulma. Même son physique était modeste. Ni beau ni moche. C'était surtout son visage dont une partie était figée qui m'intriguait. Est-ce à cause de ça que jamais sourire n'a déridé son visage, du moins ne l'ai-je jamais vu souriant ? Pour l'enfant que j'étais, il était plus craint que ma maladie. Je préférais cracher mes poumons qu'aller me faire ausculter par ce terrible médecin. Je savais qu'il était un grand moudjahid, mais je n'ai jamais vraiment saisi sa dimension. À cet âge-là, pour moi les héros devaient être beaux, forts et grands comme les vedettes de cinéma : Gary Cooper, comme Clark Gable et Marlon Brando. Et Lamine Debaghine ressemblait plutôt à un personnage de film noir, un commis voyageur, par exemple. Bien plus tard, j'apprendrai que ce médecin que je craignais était un militant de la première heure que les études de médecine loin d'amollir avaient rendu inflexible comme ceux qui ont la foi révolutionnaire en eux. Militant du PPA à 22 ans, il connaîtra très vite les geôles françaises. En 1946, à 29 ans, il est élu au Parlement français, sur une liste MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques), en tant que député du département de Constantine. Il fera parler de lui en lançant un appel pour l'indépendance de l'Algérie. Jugeant la ligne de Messali Hadj plus réformiste que révolutionnaire, il se séparera de lui avant l'exclusion qui se profilait. La révolution de Novembre 54 ayant embrasé l'Algérie, il ne manquera pas de la rejoindre grimpant les échelons jusqu'à devenir en 1958 le premier ministre algérien des Affaires étrangères du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne.) Militant sans nuances, sans peur et sans reproche, il démissionnera 7 mois plus tard à cause de divergences avec le très modéré Ferhat Abbas et le très secret Abdelhafid Boussouf. Une année plus tard, Lamine Debaghine abandonnera définitivement la politique. Question : comment ce brillant politicien, cet homme qui a voué sa vie à l'indépendance du pays, qui a été torturé, frappé, insulté, brimé, souffert dans sa chair et son cœur, oui, comment cet homme qui pouvait encore tant donner au pays a-t-il abandonné la partie alors qu'il n'avait que la quarantaine ? La réponse on la laissera aux historiens. Mes amis des Affaires étrangères Lebdioui Salah et Hamid Torche m'ont raconté que cet ex- ministre des affaires étrangères qui avait droit à un traitement diplomatique pour avoir un visa étranger, a toujours refusé cette faveur. Peut être avons-nous une partie de la réponse à notre question. Epilogue : après l'indépendance, il rouvre son cabinet médical à El-Eulma. Après s'être battu, il devient un médecin au service de ses frères. Quel modèle ! Quel bel exemple ! Puisque des hommes comme lui ont existé, gardons l'espoir... H. G. ([email protected])