Forcé à la clandestinité de 1939 à 1943, Mohamed Lamine Debaghine réapparaît, cette année-là, de façon remarquable, en organisant le mouvement de refus de la conscription, obligatoire pour les indigènes depuis 1911. Emprisonné puis libéré en 1944, il participe aux évènements de Mai 1945. C'est lui qui, avec Asselah Hocine, soumet le projet insurrectionnel en avril 1945. Elu MTLD en 1946, il siégera à l'Assemblée jusqu'en 1951. Parallèlement, et à partir de 1947, il milite pour la réforme du parti avant de le quitter en 1949. En 1954, il refuse la proposition faite par le groupe du CRUA pour diriger le soulèvement. En 1955, il est encore emprisonné, mais rejoint le FLN dès sa libération et en devient responsable de la délégation extérieure. Membre du Conseil national de la Révolution algérienne (1956), du Comité de coordination et d'exécution (1957), ministre des Affaires étrangères du Gouvernement provisoire (1958), c'est après un tel parcours que Mohamed Lamine Debaghine a été éliminé de la vie politique nationale dès 1959. Une élimination à laquelle il s'est pratiquement résigné. Puisque, même au lendemain de l'Indépendance, il s'est muré dans un silence qu'il n'a plus rompu, jusqu'à son décès avant-hier. Au-delà de l'immense gâchis individuel, les quarante ans de silence de Mohamed Lamine Debaghine posent le problème crucial du rapport des acteurs du mouvement national à la question de la mémoire. La discrétion de cet illustre acteur de la période décisive de la lutte anticoloniale constitue une véritable énigme. La clandestinité, la répression, l'adversité de ses camarades de combat, la résidence surveillée et la prison plusieurs fois revisitée ne l'ont jamais découragé, avant qu'un jour il finisse par abdiquer son droit à l'expression et faillir à son devoir de témoignage. Comment un homme, par ailleurs brillant intellectuel et courageux combattant, qui maîtrisait la science et détenait une grande expérience de la chose politique, se résolut-il à s'effacer définitivement ? Il semble bien que la tentation du retrait lui était familière puisqu'il faillit “se ranger” de1949 à 1955. Ecœuré peut-être par la crise au sein du parti, il se consacra pendant ces années-là à son cabinet médical d'El-Eulma. Etrange syndrome de la mutité et de l'oubli qui frappe plus que partout ailleurs les acteurs de notre histoire nationale. Et même quand ils viennent à s'exprimer, ce sont souvent les moins aptes parmi eux à tirer “la substantifique moelle” de nos expériences et, presque toujours, à l'appel de l'instinct de revanche personnelle. Symboliquement, c'est au moment où Ben Bella se donne en spectacle et négocie sa mémoire corrompue par la haine dans les studios de ses riches amitiés du Moyen-Orient que Debaghine s'éteint dans la sérénité. Celui-ci, qui incarne le grand dessein de l'Algérie républicaine, s'en va dans l'humilité et le silence ; celui-là, qui représente l'imposture populiste qui a freiné l'élan émancipateur, s'agite nerveusement en s'étalant sur ses forfaitures comme on insiste sur des hauts faits d'arme. Le drame est que, dans tout cela, c'est notre mémoire collective qui est privée de ses gisements les plus significatifs. Elles sont loin de croire que le box-office que lui recompose, chaque clan qui accède au pouvoir, n'a presque jamais rien à voir avec les véritables artisans de son histoire. C'est ce consensus sur le mensonge et le silence qui est à l'origine de notre tragédie. Une tragédie qui ressemblerait, à la base, à un syndrome de perte de mémoire nationale. M. H.