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Abderrahmane Khelifa, historien, archéologue et écrivain
“La colonisation : une grande entreprise de déstructuration"
Publié dans Liberté le 17 - 07 - 2012

Le 5 Juillet 1962 fut l'aboutissement de la lutte du peuple algérien pour le rétablissement de sa souveraineté. Le peuple était en liesse dans sa très grande majorité : l'espoir était grand de reconstruire un pays avec le maximum de justice sociale et de dignité. En effet, cette date marque la fin de 132 ans d'occupation coloniale faites de brimades et de dépersonnalisation. Elle fut choisie par les dirigeants algériens pour faire pendant au 5 Juillet 1830, date de la capitulation du Dey d'Alger et de l'entrée des Français dans Alger par Bab Djedid.
Si l'on situe l'évènement dans le temps historique, on peut dire que c'est un long processus qui, depuis 1830, se développe par toute une série de résistances qui se succèdent, les unes après les autres, à un rythme effréné qu'on ne peut citer, tellement elles furent nombreuses. Toutefois, on peut signaler la lutte de l'Emir Abdelkader (1832- 1847), la résistance de Constantine (1837), la résistance du Constantinois (1837-1848), de l'Aurès et du Sud (1848), la résistance des Zâatchas dans les Zibans, à 35 km au sud-ouest de Biskra (1848), la résistance de la Kabylie (1851-1857), la révolte de Mokrani et de cheikh Haddad (1871), la révolte de Bou Amama (1883), la révolte de Bab El-Assa (1907) à l'ouest, à la frontière algéro-marocaine et celle de Miliana -Margueritte (1916)-, avec tout ce que cela comporte comme enfumades, exils, déportations vers la Nouvelle Calédonie et Cayenne. Lors de cette conquête, les morts pendant les différentes résistances (1830-1890) qui se sont succédé, sont évaluées par les historiens entre un quart et un tiers de la population. En 1830, la population était évaluée à 3 millions. En 1845, elle n'était plus que de deux millions. Les famines de 1867-68, 1877-78, 1893, ajoutées aux épidémies de typhus et de choléra, vont l'affaiblir davantage. Les officiers de l'époque eurent des attitudes très contestables, à l'image des Lamoricière, Montagnac, Saint Arnaud, dont les lettres décrivent avec cynisme l'horreur des villages brûlés, des femmes violées, des enfants mutilés...
Les colons ont accaparé le tiers des terres
Ce ne fut qu'à la fin du XIXe-début du XXe siècle que la population algérienne commença de nouveau à progresser. La dépossession des terres pour punir les tribus révoltées, l'accaparement des terres par des moyens juridiques (Senatus consulte de 1863 et loi Warnier de 1873) ont permis aux colons de s'approprier près de 3 millions d'hectares parmi les terres les plus fertiles sur les 9 millions d'hectares cultivés. La seule révolte de Mokrani mit sous séquestre plus de 500 000 hectares au profit des colons. Cela entraîna la paupérisation de la paysannerie et le déplacement de populations loin de leurs terres. En fait, la société algérienne eut affaire à une grande entreprise de déstructuration et de dépersonnalisation après 1830. L'Algérien qualifié d'"indigène", étant considéré comme un sous-homme à qui l'on apportait la civilisation. On oublie assez légèrement ce long et pénible combat qui a mené un jour de juillet à la liberté et à la dignité. Les résistances de 1830 à 1916 et au-delà, sans oublier les massacres de Sétif, Guelma, Kherrata, Amoucha... sont dans la continuité de tous les mouvements de protection de la personnalité et du pays depuis l'époque de Jugurtha à nos jours, en passant par le Moyen-âge et la période ottomane. À partir du XXe siècle, le peuple algérien a essayé le combat politique par la création de partis politiques comme l'Etoile nord-africaine (1924-1936), le Parti du peuple algérien (PPA), l'Association des Ouléma (1931-1956), l'Union démocratique du Manifeste algérien (UDMA, 1946-1956), le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD, octobre 1947). Ces tentatives furent vouées à l'échec par le parti des colons (*) qui voulait garder ses privilèges. Les hommes de Novembre (FLN-ALN, 1954-1962) furent les continuateurs de ce long processus de résistance armée et politique qui aboutit à la libération du pays.
Un contexte favorable à la décolonisation
Les années soixante étaient favorables à la décolonisation. Cette dernière avait fait son chemin avec le vent de liberté qui soufflait sur les pays du tiers monde : la révolution égyptienne (1952), la victoire des Vietnamiens à Diên Biên Phu (mai 1954), la conférence de Bandoeng (avril 1955). L'ensemble du continent africain en ressentit les effets. Le monde arabe, dans sa totalité, soutenait le combat libérateur ; le bloc soviétique et les pays de l'est apportaient leur aide. L'opinion publique des pays occidentaux s'émut de ce combat libérateur et de la torture pratiquée. Aussi, la question algérienne fut constamment posée à l'ONU, à partir de 1955, grâce à une diplomatie active. L'Algérie disposait d'un capital sympathie très important dans sa lutte pour exister, et la grande majorité des pays saluèrent la venue de notre pays dans le concert des nations. L'indépendance de l'Algérie et celle de la plupart des pays colonisés étaient l'aboutissement de toutes ces luttes, que Fanon avait bien décrit dans ses ouvrages. Elle eut un retentissement international et, à ce moment, l'Algérie était considérée à juste titre comme la Mecque des pays opprimés, grâce à son aide pour les pays encore colonisés. .
“Sab'â snin barakat !"
La pauvreté du peuple algérien, exténué par huit ans de guerre, le départ des pieds noirs et des personnels techniques (enseignants, ingénieurs, médecins...), le sabotage des usines et du matériel, l'incendie volontaire de la Bibliothèque universitaire, laissait un pays exsangue.
Malgré cela, la population algérienne exprima sa joie dans tout le pays, car chaque famille avait payé le tribut de l'indépendance et récoltait les fruits d'un avenir radieux qui lui permettait de recouvrer sa personnalité et sa dignité. L'espoir était immense malgré les manifestations populaires demandant l'arrêt des affrontements fratricides entre armée des frontières et djounoud de l'intérieur : “Sab'â snin barakat !" (sept ans, ça suffit). En effet, la lutte pour le pouvoir faisait rage entre les différents clans. Les différents congrès n'avaient pas réussi à trouver un consensus, quant à la politique à suivre par le nouvel Etat.
Cinquante ans après, nous avons une idée des enjeux de l'époque pour la prise du pouvoir, et les livres qui paraissent maintenant çà et là lèvent timidement le voile sur des vérités dures à accepter.
Que sont devenus les idéaux de Novembre ?
Nous sommes loin de l'espoir suscité par l'indépendance. Bien sûr, le taux d'alphabétisation a augmenté sensiblement. Bien sûr que le niveau de vie de l'Algérien a augmenté, bien sûr qu'il a accès aux soins... Mais, avons-nous concrétisé les idéaux de Novembre ? Avons-nous construit l'Algérie telle que l'imaginait Larbi Ben M'hidi ou Abane Ramdane ou même les fondateurs de l'Etoile nord-africaine, qui rêvaient déjà d'une Afrique du Nord unie? Les richesses du pays sont-elles réparties de façon équitable ?
Dans les années 70, on pensait être au même niveau de vie que l'Espagne... Pourquoi l'Algérien fuit-il aujourd'hui son pays et change-t-il de nationalité, alors que celle-ci a été chèrement acquise ? Pourquoi réussit-il ailleurs et pas chez lui ? Est-ce à dire que le combat des fils de Novembre aura été vain ? Si je prends le seul angle de l'histoire, on peut se demander si le peuple algérien est en droit de connaître son histoire, toute son histoire, cinquante ans après son indépendance. Pourquoi occulte-t-on l'écriture et la connaissance de toutes les séquences de l'histoire nationale, depuis les origines les plus reculées, pour justement cimenter une personnalité riche et variée ? Pourquoi nos archives ne sont-elles pas ouvertes aux chercheurs algériens ? Pourquoi le nombre de colloques sur le "Cinquantenaire" sont beaucoup plus nombreux de l'autre côté de la Méditerranée ?
Il y a priorité à reconstruire le pays dans toutes ses dimensions : politique, économique, mais surtout identitaire et culturelle. Il faut espérer que les générations futures seront à même de construire une Algérie capable de retenir ses enfants et marchant résolument vers le progrès, pour être à la hauteur de la génération de Novembre.
H. A.
(*) Le parti des colons n'existait pas en tant que tel, mais il était appelé ainsi, car la puissance des colons influait sur les politiques faites à Paris.


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