T'en souviens-tu ? (...) Tous dehors alors nous étions ; femmes, enfants, vieillards, pendant des jours et des nuits, désertant nos maisons devenues tout d'un coup trop étroites pour contenir nos joies et nos espoirs. Dehors, allait être pour un temps, la demeure de notre liberté. Tout ce monde criait, chantait, dansait ; corps entrelacés en groupes, en cercles, en tous, en un; tambours, ghaïtas, bendirs, rythmant, inlassables, la nouvelle vie de cet être collectif. Les corps, à leur tour, devaient sortir des limites étriquées de leurs dimensions physiques, l'individu se faisait communauté. Là, c'étaient des grappes humaines accrochées aux voitures, aux camions, aux charrettes qui sillonnaient sans arrêt les quartiers de la ville. Ici, des djounoud incrédules pétaradaient à tout va dans le ciel comme pour se débarrasser des dernières balles de la guerre ; d'autres ramassaient à pleines mains la terre et la baisaient en pleurant. De partout, des milliards de youyous qui n'annonçaient plus la mort, mais la fin de la mort et ce soleil de juillet qui fumait le bitume à le faire craquer, et ce ciel de juillet qu'un nombre infini d'étoiles illuminaient comme pour annoncer la dernière nuit coloniale. Dis ! T'en souviens-tu ? Belles étaient les femmes, sorties des cloîtres, saoules de liberté. Jeunes et vieilles, mères et filles, toutes étaient là, dans la rue, cette grande niveleuse des hommes, que par instinct, tous ceux qui se libèrent, choisissent comme leur demeure. Et beaux les enfants ! Les jambes en poussière, les peaux en sueur, les yeux, surtout les yeux, lumière que le voile de la crainte ne voilait plus, riant de voir les adultes rire, de voir les adultes devenir enfin enfants. Ces adultes qui n'en croyaient pas leurs yeux et leurs oreilles, dansant jusqu'à la syncope, se criant jusqu'à s'en crever le tympan : Tahya-el-djazaïr! Tahya-el-djazaïr! Voilà. On pouvait le dire maintenant, et à voix haute, et dans la rue, et au café, et devant le voisin. Alors, on le criait, à tue-tête, dans la rue, au café, devant le voisin, devant ces milliers de voisins qui étaient tous devenus un peu soi-même. Tahya-el-djazaïr Cri de fusion, naissance d'un peuple libre. Il régnait sur la ville, cette odeur si caractéristique de l'été algérien où se mêlaient celles des pastèques et des melons que les vendeurs ambulants avaient l'habitude d'exposer à même le sol, du goudron fumé jusqu'à fondre par le soleil, de la poussière accumulée sur le bord des routes et soulevée à chaque passage de véhicule, de la campagne toute proche qui n'en finissait pas de griller sous le ciel de juillet, et la sueur des hommes et même de cette lumière aveuglante qui donnait aux ombres qu'elle oubliait de dissoudre, un parfum de fraîcheur presque maritime. Mais, la grande révolution de 1962, en jetant le peuple dans les rues, y avait ajouté autre chose : les cœurs battaient plus vite, comme en altitude, produisant dans la perception, un état de douce ivresse qui rendait tout plus léger ; les mouvements des masses n'avaient plus cette pesanteur que la crainte et le défi des manifestations d'antan imposaient à nos gestes ; la fête avait remplacé la guerre et l'odeur du sang qui, auparavant, venait chaque fois se mêler à celle de la poudre des mitrailleuses et aux youyous des femmes, avait cette fois-ci disparu. Le sang était en effet le grand absent de cet été, tellement absent que par moments, on s'attendait à le voir réapparaître au milieu d'une foule, au détour d'un instant. L'amour baignait la ville : non pas l'amour abstrait de cerveaux solitaires mais un amour de chair, de chants, de danses, d'êtres entrelacés en un corps unique, en un peuple. Je n'oublierai jamais ce juillet de notre histoire, cet été 1962. C'est par lui que je vins à la maturité et compris “l'acte par lequel un peuple est un peuple"; c'est lui qui me fit aimer Rousseau, la prise de la Bastille et celle du Palais d'Hiver, le retour de Khomeiny et les dazibao de Tien An Men. C'est à lui, qu'aujourd'hui encore, ma mémoire têtue s'accroche ; et c'est vers lui que ma pensée “scientifique", décidément trop humaine revient imperturbablement. Juillet 1962. Tu es l'étalon de notre “démesure", ce par quoi un peuple “outrepasse" les conditions qui le font être pour devenir une infinité de possibles, le maillon où se rompt la chaîne de nos nécessités, le moment de la révolution. L'espace d'une saison, avec ces matériaux simples qu'étaient nos espoirs d'égalité et de justice, toi, mon peuple, tu produisis de l'histoire pour un siècle à venir. (...) Brûlant de devenir, tu voulais être tout de suite et les projets jaillissaient de ton être, habillant ton avenir de tes rêves d'égalité. Et toi qui craignais la “chose publique" comme le diable, aguerri que tu étais par le souvenir du “Français", tu pris goût aux réunions publiques, aux discussions publiques, à l'“existence publique". Mais, dans ton ivresse d'être et d'être créateur, tu avais compté, vieil utopique, sans les démons qui habitaient tes flancs et tes frontières et qui déjà s'agitaient de toutes parts. Dès les premières batailles pour le pouvoir, tes cœurs commencèrent à se refermer. Tu avais connu le Turc et le Français et voilà, qu'incrédule, tu faisais le douloureux apprentissage du “frère". Et le slogan que tu inventas sur le moment — sept ans, ça suffit ! — exprimait plus ton impuissance devant l'événement que ta capacité à intervenir. Il y eut le “frère" de 1962 que tu acceptais sans comprendre, soulagé que tu étais de croire que le pire était évité ; puis celui de 1965. Si le premier jeta le trouble dans l'élan qui te portrait à sortir du carcan misérable où t'avait enfermé le colonialisme, le second fut ta glaciation. Et chaque fois tu te refermais encore plus sur ton domaine privé, abandonnant aux “autres" la rue, la place, cet espace public que tu avais si magnifiquement occupé le temps d'une utopie. Tes écrivains devinrent des scribes, tes artistes des fonctionnaires à l'échelle XII, tes délégués des courroies de transmission. Des experts, armés de chiffres et de “mandats d'amener", firent comprendre aux ouvriers qu'ils étaient trop incultes, pour administrer leur propre travail et tes rêves socialistes congédiés pour anarchie irresponsable. Tu as voulu être un peuple fabriquant son histoire, on te voulait foule applaudissante aux ordres. Bientôt, tu disparaissais de la scène, même télévisée. Les journaux de ton été qui exprimèrent tes craintes et tes espérances furent remplacés par des chroniques de la geste étatique et tout ce qui, de près ou de loin, pouvait rappeler ta libre existence, prohibé par le code pénal. On ne voulait plus te voir que tendant la main, pour recevoir la clef d'un logement, le chèque d'un bénéfice, le brevet d'une formation et c'est ce qu'on fit, avec l'avidité de l'arrivisme et la brutalité d'un adjudant. En réalité on ne voyait plus que tes fantômes, car tu t'étais complètement retiré du temps et de l'espace officiels. Exproprié de ta mémoire historique, que tes nouveaux maîtres déclarèrent “fait du prince", déchargé des soucis de ton avenir par de savantissimes planificateurs, tu ne vivais plus que dans l'étroit présent que te réservait le despotisme, toi qui voulus être, l'espace d'un été, le sujet de l'histoire. Alors, abandonnant à l'Etat, ce qu'il voulait te prendre, tu crus, toujours naïvement, mais cette fois inversant ton utopie, revenir à tes vieilles résistances. Tu n'habitais plus tes villes que comme un interne son dortoir et tes femmes, encore étourdies par le désir libertaire, redevenaient entre tes mains, une matrice à féconder, une dot à marchander, un être à voiler. Déchargé par tes tuteurs politiques du souci de l'histoire, tu échangeais, dans un marché de dupes, le présent de ta vie contre l'éternité de ta mort et oubliais dans la force de Dieu, celle de tes oppresseurs. Tu bâtis mille mosquées pour remplacer la rue, pour oublier la rue de l'été 1962 et de peuple construisant son avenir tu n'allais plus être qu'une masse implorant son destin. Pourtant, dans ton mouvement rétractile qu'alimentait ton impuissance, tu allais rencontrer, en sens opposé, les tensions de tes propres forces, celles qui s'étaient accumulées, en toi-même (...). Car voilà que tes enfants et tes filles, grandis au milieu de ton désenchantement, nourris au sein de ton amertume, ne veulent plus de cette “résistance à l'envers" que tu leur proposes. Ils veulent, eux, qui ne connaissent pas ton Juillet, conquérir le leur et les voilà, le reconstruisant à leur tour, avec les mêmes matériaux de liberté et d'espoir qui t'avaient servi (...). Ici, occupant des places de mairies, ailleurs arrêtant le travail, signant des pétitions, recréant par petits morceaux cet espace public, l'unique demeure d'un peuple libre, leur unique demeure. (...). Juillet n'est plus qu'un discours officiel, une tribune officielle, une tristesse officielle. Mais en vérité, ce n'est pas de ce Juillet-là qu'il s'agit ; Juillet n'est pas derrière mais devant toi. Juillet est pour demain. A.E-K. (*) “Liberté" remercie Ali El Kenz, qui a eu l'amabilité de mettre à sa disposition cet article, publié in “Les Temps modernes", n°432-433, “Algérie : espoirs et réalités", de juillet-août 1982.