Le 18 mars 1962 au soir, à l´heure habituelle du couvre-feu en Algérie, tout le monde était dans l´attente de l´événement qui allait être annoncé depuis Tunis, siège du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) et de Paris. Les Algériens retenaient leur souffle. Le monde entier allait suivre en direct à la radio et à la télévision l´événement qui allait se produire. Le 18 mars au soir, les Algériens retiennent leur souffle Quelques heures auparavant, depuis Evian, le ministre de la Guerre, Krim Belkacem, suivi des membres de la délégation du GPRA qu´il conduisait, apparaissait enfin pour une déclaration devant les nombreux journalistes auxquels il fera d´emblée un sourire. Tout le monde a compris. Les «Accords d´Evian» sont signés. Le soir, le cessez-le-feu est proclamé simultanément par le président du GPRA, Benyoucef Ben Khedda et le général De Gaulle. Un seul et même cri de joie est poussé depuis les quartiers arabes qui pouvaient, enfin, passer la première nuit sans crainte d´être réveillés par les rafles nocturnes des paras de Massu et de Bigeard. C´est la fin d´une longue nuit coloniale de 132 ans. Dans le camp des partisans de l´«Algérie française» en revanche, c´est le désespoir. Dans le désarroi, l´OAS mènera une politique de la terre brûlée, massacrant tout sur son passage. Obéissant aux consignes strictes du FLN, les Algériens ne répondent pas à la provocation et tiendront le coup jusqu´à la proclamation officielle de l´Indépendance, le 5 juillet de la même année dont ils fêteront le cinquantième anniversaire l´été prochain. Hélas, ces meilleurs moments de la vie des Algériens dans l´histoire de l´unique révolution arabe, celle de novembre, ont été assombris par les luttes de pouvoir. Le 19 mars est relégué à un jour de l´année, parce que les «Accords d´Evian» portent la griffe du GPRA, de Krim Belkacem, de Benyoucef Benkhedda et de Saâd Dahleb. Les trois points de rupture Dans une conférence à la salle Mouggar, Lakhdar Bentobbal révèlera que l´état-major de l´ALN, adversaire du GPRA, avait voté contre les «Accords d´Evian» lors de la réunion du Conseil National de la Révolution Algérienne (CNRA) à Tripoli. Dans sa modestie, ce grand révolutionnaire reconnaîtra qu´à Evian, les français étaient «plus forts que nous durant les négociations des plus tendues au cours desquelles Krim et Louis Joxe faillirent en arriver aux mains». Pourtant, le GPRA réussira à imposer ses «trois points de rupture» : le caractère non négociable du principe de l´indépendance, l´unité du territoire national et la souveraineté du peuple algérien sur ses richesses nationales. L´humour y avait parfois ses droits. Aux arguments de la délégation française faisant valoir que le Sahara est français, à la séance suivante, le ministre des Affaires étrangères, Saâd Dahleb, prit place du côté de la table où se trouvait la délégation française. Erreur de protocole ? Un «moment sans» du chef de la diplomatie algérienne ? Au regard interrogateur des Français et de ses propres frères, Saâd Dahlab lancera avec humour : «Je suis natif de Ksar Chellala, au Sahara, donc si je comprends bien, ma place est ici». Zabana à sa mère : «Quand on meurt pour l´Algérie, on ne meurt pas vraiment !» Plus que la paix, le bilan que font les Algériens de ces huit années de lutte pour l´indépendance nationale, c´est, avant tout, le sens du sacrifice et de la solidarité hors du commun qui les animaient. Le mot «frère» avait un sens. Un vrai. Celui de l´Algérie, le vrai repère commun, la principale constante nationale. Le 19 juin 1956, Ahmed Zabana est allé la tête haute devant la guillotine. A ses «frères» de la prison de Barberousse qui attendaient leur tour, il aura un dernier mot : «Tahya el Djazaïr». A sa mère, il adressera une émouvante lettre pour lui dire que «quand on meurt pour l´Algérie, on ne meurt pas vraiment». Une année plus tard, arrêté par les paras de Bigeard en février 1957, Larbi Benhidi fit preuve, à son tour, d´un courage exemplaire qui força l´admiration de ses ennemis. Au journaliste farouche partisan de l´«Algérie française» convaincu qui s´indignait des «lâches» attentats de la Caféteria (ex-rue Michelet) et du Milk Bar (ex-Place Bugeaud) commis par Hassiba Ben Bouali et Zohra Drif, Benmhidi eut cette réplique sans haine pour le peuple français : «Et vous, ne trouvez-vous pas encore plus lâche de larguer vos bombes sur nos villages et campagnes sans défense ? Evidemment, les choses sont plus commodes avec des avions et des bombes au napalm !» Benmhidi à Bigeard : «Personne ne m´a trahi !» A Bigeard qui voulait le «retourner» en lui faisant croire que ses frères avaient «vendu» sa planque de la rue Debussy où il se trouvait par hasard alors que les paras étaient venus chercher un responsable FLN de moindre importance, il aura cette réponse : «Personne ne m´a trahi, vous avec eu de la chance, c´est tout !» Le général Massu reçoit alors l´ordre du gouvernement français, dont François Mitterrand était le ministre de l´Intérieur, de confier le prisonnier au bourreau, le général Aussarres, dont l´un des lieutenants était Jean-Marie Le Pen. Dans l´un des rares témoignages d´un homme politique algérien attaché au devoir de mémoire envers l´histoire de novembre, Belaïd Abdesselam confie dans ses mémoires à l´historien Mahfoud Benoune et au professeur Ali el Kenz que François Mitterrand avait la hantise d´être interpellé, lors de ses visites en Algérie, sur le sort réservé à Larbi Benmhidi. Les raisons «diplomatiques» ont, hélas, souvent imposé un recul aux autorités algériennes de l´époque par rapport à la mémoire de novembre. Une «prudence» d´Etat dans laquelle se sont confortablement installées à leur tour les autorités françaises qui refusent à ce jour de reconnaître les crimes commis par la France et le système colonial français. L´histoire de l´Algérie s´écrit en France Cette attitude de réserve s´est traduite par un flagrant désintérêt des Algériens pour leur histoire quelques années seulement après l´Indépendance. Peu de films réalisés sur cette époque de la guerre de libération nationale. Peu d´ouvrages, ou pas du tout, sur le sens de Novembre, sur ces prestigieux héros de notre histoire. Il fut même un temps où les Algériens étaient devenus presque indifférents à la levée des couleurs nationales et ne ressentaient plus cette forte émotion à l´écoute de «Kassamen», l´hymne national qui faisait vibrer les cœurs comme aujourd´hui les stades. C´est en France que s´écrit l´histoire de l´Algérie. Pas étonnant donc que dans une récente émission-documentaire diffusée sur une chaîne de télévision publique française sous le thème un peu naïf de «La déchirure», les bourreaux et les victimes sont mis sur un même pied d´égalité. Les pieds-noirs ont été massacrés en juillet 1962 à Oran et les harkis sont de pauvres gens dont beaucoup ont été exterminés par les fellagas et les survivants trahis en métropole. Le nombre des martyrs est sous-estimé : il passe de 1,5 million à quelque 400 000 morts des deux côtés. Gerbes de fleurs et récits anecdotiques En Algérie, l´histoire la guerre de Libération nationale, on en parle, certes, mais on ne l´écrit pas. Les témoins directs, les rares et vrais moudjahidine encore vivants sont conviés à la simple pose de gerbes de fleurs dans les carrés des martyrs et à raconter avec une légitime émotion et de manière très anecdotique tel ou tel accrochage avec l´armée française. Pas de témoignage documenté, pas de travail d´historiens, pas de films, pas d´écrits, pas de retour d´archives nationales bloquées à Aix-en-Provence pour des raisons que tout le monde peut deviner. Donc pas de mémoire. Il fut encore même un temps où le 1er novembre et le 5 juillet perdaient leurs droits à la télévision au profit du 19 juin 1965, la date la mieux célébrée à l´époque, à l`image des fêtes nationales du 23 juillet 1953 en Egypte et du 1e septembre 1967 en Libye, des «révolutions de salon» comme le monde arabe en a connues pas mal. Voilà à quoi la politique a souvent réduit la mémoire commune, le capital le plus précieux des Algériens qui ont retrouvé dans les plus prestigieuses dates de leur histoire, leurs meilleurs repères pour l´avenir.