Une semaine après la capture de Saddam Hussein, la presse et l'unique chaîne de télévision irakiennes, la chaîne satellitaire Al-Irakia, ne parlent que de cela. Les avis divergent et s'affrontent, quoique les voix favorables à Saddam tombent de plus en plus dans la clandestinité. Les modalités de jugement du président déchu nourrissent l'essentiel de la polémique ; une polémique à laquelle vient s'associer une voix de plus en plus charismatique, celle de Raghd Saddam, la fille aînée du dictateur qui, à partir de son exil jordanien, multiplie les déclarations. Deux camps nets se sont formés, les uns qui ont pavoisé à l'annonce de sa capture et qui appellent de tous leurs vœux la condamnation de M. Saddam Hussein à la peine capitale, et ceux-là sont majoritairement chiites. Et puis, il y a le camp de ceux qui se considèrent aujourd'hui interdits de parole et qui souhaitent désespérément un retour au pouvoir du président déchu, un peu comme on attend l'apparition de l'imam Al Mahdi. Et les deux se vouent, on l'imagine, une haine féroce allant parfois jusqu'à la confrontation physique. Dans un cybercafé de la rue Assaâdoune, des jeunes sont passionnés par le débat autour de la capture de Saddam. Les gens se posent toujours la question si c'est lui ou pas. Ils méditent longuement la déclaration de sa fille Raghd comme quoi il était drogué. L'un des journaux ouvrait en une - le journal Al Manara - : “Saddam a ouvert sa bouche et laissé le médecin le triturer à sa guise.” Comme quoi, c'est une image qui choque encore les Irakiens et les touche dans leur amour-propre. Leur incrédulité est telle que la théorie du sosie a encore pas mal de partisans, ici, à Bagdad. “Non, ce n'est pas un sosie”, s'exclame un habitué du cyber. “Saddam a l'habitude depuis de longues années de se teindre les cheveux. Là, on les a vu reprendre leur couleur naturelle. C'est la preuve que c'est lui !” argue-t-il. Il convient de souligner que le gros des manifestations pro ou anti-Saddam ont cessé. “Il doit payer pour ses crimes. Dieu nous a soulagé de ce fardeau. Passer trente ans sous le joug d'un homme pareil, c'est lourd à porter. Le peuple irakien est exsangue. Nous avons encore besoin des Américains à cause de l'anarchie qui règne”, s'écrie un citoyen chiite. Un autre est préoccupé plutôt par l'anarchie qui règne et regrette qu'il n'y ait plus de Saddam pour faire régner l'ordre. Pour lui, Bagdad souffre d'un réel problème de gouvernabilité : “Regardez : c'est un peuple qui ne sait plus quoi faire de sa liberté. Observez le nombre de voitures qui ne portent pas de plaque d'immatriculation. Ce sont probablement des voitures volées ou, à tout le moins, louches et elles circulent en toute impunité. Mafi Dawla (il n'y a plus d'Etat) !” Un autre renchérit : “Avant, c'était la paix. On ne faisait pas de politique et on était heureux. Saddam est le seul homme qui pouvait gouverner un pays pareil. C'est un peuple indiscipliné ! Il nous faut de l'autorité, nous ne sommes pas dignes de la liberté. Et puis, nous n'avons pas besoin d'une démocratie de façade comme celle des pays arabes !” Des enfants traumatisés Mohamed et Zayd ont 13 ans. Nous les avons rencontrés devant le centre commercial d'Al-Mansour, un centre complètement détruit qu'ils s'amusaient à regarder comme si la guerre n'avait pas achevé de les émerveiller. “Nous n'avons pas eu de cours pendant trois mois l'an dernier, à cause de la guerre. Quand la guerre a éclaté, nous sommes partis nous réfugier chez la famille loin de Bagdad”, affirme Zayd, avant de poursuivre : “Cette année, la saison a bien commencé.” D'autres gosses, moins chanceux, sillonnent les rues de Bagdad, une brosse et du cirage à la main, un boîtier en bandoulière, et proposant leurs services aux passants. Les cireurs de chaussures sont de plus en plus nombreux, semble-t-il. Autre phénomène : la mendicité. C'est hallucinant le nombre d'enfants qui mendient à Bagdad. Mais ce n'est pas pire que chez nous. Hossein, 10 ans, nous supplie de lui donner un petit billet. “Mon père est mort récemment, pendant les manifestations. Les Américains ont tiré et l'ont touché en plein cœur. Ma mère est seule et j'ai six frères et sœurs à nourrir”, raconte-t-il. Espiègle, Hossein se débrouille bien dans l'art d'attendrir les passants. Ceux qui sont un peu plus grands font tous les métiers. Dans les souks, on les voit tirer des charrettes ou se faire porteurs. Beaucoup s'engagent comme manœuvres dans l'un ou l'autre des nombreux chantiers de restauration des bâtiments endommagés par la guerre. L'un d'eux travaille dans un échafaudage, monté à même la façade décrépie d'un hôtel privé. “Je trime toute la journée pour 6 000 dinars irakiens”, se plaint-il. 6 000 dinars, soit un peu plus de 3 dollars la journée. Moins de 100 dollars le mois. Yasser, 19 ans, vendeur de cigarettes au quartier Al-Karrada, s'écrie : “Nous sommes tous contre l'occupation américaine. Et nous sommes tous avec Saddam. Les Irakiens ne le crient pas haut et fort parce qu'ils ont peur. Il y en a marre des Américains ! Les membres du Conseil de gouvernement sont tous des agents de l'Amérique !” Désignant la statue d'un aviateur irakien tué dans la guerre contre l'Iran, Yasser explique : “Ce pilote que vous voyez là fait partie de la galerie de nos héros. Il est mort en exécutant une opération kamikaze. Un jour, alors qu'il était en plein vol, il a intercepté un avion iranien qui s'apprêtait à larguer un important chargement de bombes sur Bagdad. Il lui est rentré dedans et ils ont explosé tous les deux. Saddam a fait ramasser son appareil, débris par débris. Il lui a érigé cette statue en face du commandement de l'aviation militaire, et il a exposé ici les débris de son appareil. Quand les Américains sont entrés, ils ont enlevé l'appareil car ils méprisent nos héros !” Pendant ce temps, d'énormes déflagrations se firent entendre dans le quartier d'Al-Messbah. Yasser nous rassure : “Ce ne sont que des pétards, mais de gros pétards. Les gosses s'amusent avec.” Ainsi, comme chez nous, la guerre a contaminé même les jeux des enfants. Yasser connaît les détonations spécifiques de chaque arme, de chaque balle. Aux pétards a succédé une rafale. “Celles-là sont de vraies balles. Des balles de kalachnikov. Mais ce sont des tirs en l'air. C'est toujours comme ça à Bagdad : les gens se parlent avec des rafales. En entendant les déflagrations des pétards, les autres ont répondu par des tirs fantaisistes pour leur donner la réplique. Peut-être s'agit-il de flics ou de résistants ou de simples gens !”( à suivre…) M. B. Les billets de Saddam circulent toujours Malgré l'occupation américaine du pays, le dinar irakien est toujours la monnaie officielle de la république d'Irak. Mieux encore : l'ancienne monnaie n'a guère été retirée de la circulation. De nouveaux billets ont été émis sur le marché, avec d'autres motifs bien sûr, à caractère purement historique, ceux-là, comme pour mettre définitivement un terme au culte de la personnalité. Ainsi, donc, les anciens billets à l'effigie de Saddam circulent toujours, et certains les conservent comme des pièces de collection qui pourraient, qui sait ? rapporter plus d'un dollar, un jour. Comme quoi, même si la tête de Saddam est mise à prix, sa “gueule” n'a pas de prix. Maintenant qu'il est capturé, les enchères peuvent commencer… La télévision irakienne fait sa mue À l'instar du paysage politique et institutionnel du pays, l'unique chaîne de télévision irakienne, Al-Iraqia, qu'ils appellent ici “al-fadhaia al-îraqia”, a fait sa mue, faisant une rotation de 180° sur son axe. Ainsi, plus rien ne subsiste de la chaîne austère et lugubre qui diffusait en boucle des flonflons ringards à la gloire du raïs. Aujourd'hui, la chaîne fait dans le chic et le “in” : des clips branchés, des émissions variées, un décor plus attrayant, une manière de présenter “tendance”, copiant sans gêne ses homologues du paysage audiovisuel oriental qui ont su conquérir le public arabe. Quant aux JT, ils restent, comme tous les JT des chaînes du Golfe, très critiques à l'extérieur, mais très dociles quand il s'agit de l'information domestique. Ainsi, de l'allégeance totale à l'ancien maître de Bagdad, ils sont passés à l'à-plat-ventrisme devant le (ou les) maître(s) du moment. Ceux qui combattent l'occupant sont ainsi affublés du titre de “terroristes”, c'est vous dire… M. B.