Les Algériens ont appris à faire la chaîne presque au berceau. Resquiller, passer parmi les premiers pour être servi est une ficelle qui se transmet de père en fils avec quelques variantes selon les familles. Un coup tu pousses, un coup tu te faufiles, et hop, ni vu ni connu et je t'embrouille. D'ailleurs, il suffit d'une pénurie de caviar, d'une rupture de saumon, d'un arrivage tardif d'ananas ou tout simplement d'un bateau pris dans la tempête pour qu'on batte aussitôt le rappel des couffins lorsque la marchandise arrive, des chômeurs à temps partiel, des retraités à longue durée et des hittistes en goguette. L'ambiance est généralement chaleureuse. Les uns font tranquillement les poches, les autres racontent leur vie, et tous attendent la moindre étincelle pour s'accrocher et s'étriper comme des charcutiers. “L colla", selon le patois oranais, est devenue une institution telle que vous ne pouvez rien retirer sans passer par elle : ni un extrait de naissance, quand les formulaires sont disponibles, ni de l'argent à la poste, quand il n'y a pas pénurie de billets. Vous pourrez toujours remplacer votre extrait de naissance par un extrait de fleur d'oranger, le résultat n'est jamais assuré. Et pourtant, il existe, dans cette ville débridée qu'est Oran, un établissement commercial où personne, à ma connaissance, n'a jamais fait la moindre chaîne ou suivi la moindre file : la librairie du boulevard Charlemagne. Les ouvrages exposés dans la vitrine ont fini par prendre de la bouteille et par bronzer à force de soleil... C'est vrai que dans la boutique mitoyenne qui sert des boissons alcoolisées, les articles n'ont pas besoin de bronzer ni de prendre de la bouteille. Ils sont la bouteille. M. M.