Dans une atmosphère empreinte de scepticisme général et de manière inattendue, les magistrats algériens se mobilisent pour réclamer une réelle indépendance de la justice et menacent d'investir la rue si cette revendication et d'autres d'ordre social ne sont pas satisfaites. L'intensité de la frustration cumulée n'explique pas cette soudaine prise de conscience de la part d'une corporation qui, en dépit des critiques qui fusaient de partout, est restée pendant longtemps imperturbable. Mais qu'importe les raisons. Loin des interminables propos convenus et tenus jadis, les langues se délient aujourd'hui de l'intérieur même du corps pour réclamer un affranchissement des pressions subies. C'est déjà un grand pas vers un Etat de droit. Le président du Syndicat national des magistrats (CNM), Djamel Aïdouni, qui fait face à une pression énorme, a entamé, il y a quelques jours, une série de rencontres régionales aux fins de recueillir l'ensemble des doléances émises par cette corporation et les faire parvenir au ministre de la Justice. En attendant, le SNM a rendu public, la semaine dernière, un communiqué dans lequel il a demandé d'éloigner, dans la prochaine révision constitutionnelle, le pouvoir exécutif — incarné, pour le secteur, par le ministre de la Justice — du Conseil supérieur de la magistrature et la désignation du premier président de la Cour suprême comme vice-président du conseil. Il a également proposé que tous les magistrats, siégeant au sein du CSM, soient élus ainsi que de détacher l'inspection générale de la tutelle. Actuellement, 10 magistrats sont élus et 6, hors de ce corps, sont désignés par le président de la République. Cela, en plus des membres du Conseil supérieur de la magistrature qui siègent par la force de la loi, comme le ministre de la Justice et le premier président de la Cour suprême. Le Conseil supérieur de la magistrature est considéré, en effet, comme l'une des plus importantes institutions constitutionnelles pouvant caractériser de manière effective le principe de séparation des pouvoirs et le renforcement de l'indépendance du pouvoir judiciaire. Et pour cause, le Conseil supérieur de la magistrature a, comme prérogatives, la nomination, la mutation et la promotion des magistrats. Il veille aussi au respect de la déontologie et de la discipline au sein du corps. C'est, du moins, ce qui est consigné dans les textes de loi. Dans les faits, le CSM n'est qu'un organe d'enregistrement des décisions émanant du ministère de tutelle. Le juge est réduit ainsi au statut d'un fonctionnaire sous l'autorité de la chancellerie. Constatons : l'action disciplinaire devant le CSM siégeant en formation disciplinaire relève du ministre de la Justice. Les réunions du CSM se font à huis clos et la notation des magistrats est du ressort des chefs de juridiction. Le CSM est présidé en principe par le chef de l'Etat, mais en pratique, c'est le ministre de la Justice qui le supplée. Le CSM, dans sa session disciplinaire, est présidé par le premier président de la Cour suprême non élu par ses pairs. Le Conseil supérieur de la magistrature ne dispose pas d'un siège autonome. Son financement est dégagé sur le budget du ministère de la Justice. Le CSM n'est pourtant pas la seule ombre au tableau. Les exemples de la partialité et des dysfonctionnements de la justice de notre pays se déclinent à l'infini. Le citoyen redoute de se présenter devant le juge, même en tant que partie plaignante. L'instruction est presque toujours à sens unique, c'est-à-dire à charge. La chambre d'accusation, légalement habilitée à exercer un contrôle sur leurs activités et faire cesser ou limiter leurs abus, n'intervient et ne procède que très rarement à l'exercice de ce contrôle, malgré les multiples violations de la loi. La justice reste à la fois muette et injuste dans bien d'autres situations. Des décisions de justice contradictoires ne constituent pas des cas isolés. Des erreurs de transcription de noms, de dates, de faits sont légion. Le prolongement de la garde à vue et de la détention provisoire au-delà des délais légaux, la lenteur des procès... sont autant de pratiques qui éloignent la justice des droits et des libertés qu'elle est censée défendre. Dans des affaires dites sensibles comme celles liées à la corruption, les interférences sont légion. L'aveu récent du président du syndicat de la Cour des comptes est éloquent : “Les magistrats de la Cour des comptes subissent de terribles tensions de la part des groupes de pression et des puissants lobbys influents. Nous sommes conscients des risques que nous encourons, parce que dans nos missions, nous dérangeons des intérêts." Certains experts judiciaires, notaires, huissiers de justice, magistrats, procureurs s'adonnent à la corruption, à la sous-traitance des dossiers, à la surenchère avec les justiciables, en toute impunité. Le président de la Ligue algérienne des droits de l'Homme, Nourredine Benissad, nous déclare à ce propos : “On devrait aussi se soucier de l'indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis des puissances de l'argent et à l'intérieur même du pouvoir judiciaire, on parle alors d'indépendance interne. Cette dernière s'exerce notamment par l'indépendance du juge vis-à-vis des parties au procès, y compris du ministère public. L'autre indépendance interne est l'application à la magistrature des règles de la hiérarchie qui régissent, par exemple, l'organisation du pouvoir exécutif ou de certaines des branches de celui-ci (armée, police, administration, etc.) compromettrait l'objectivité du jugement du magistrat et donc, de son indépendance." C'est dire que le chemin menant à une réelle indépendance de la justice est semé d'embûches et risque d'être un véritable parcours du combattant nécessitant l'énergie et l'implication de tout le monde. N H