La plupart des pays ont une Constitution écrite qui prévoit un cadre dans lequel sont répartis et gérés les rapports de forces entre les différentes institutions de l'Etat - la Constitution définit les pouvoirs des diverses institutions ainsi que les limites dans lesquelles s'exercent ces pouvoirs. Or, il ne suffit pas simplement d'établir les limites des pouvoirs dévolus aux diverses institutions de l'Etat, mais il est également nécessaire de veiller à ce que ces limites ne soient pas franchies. Cette pensée n'est pas nouvelle. Les écrits de John Locke, philosophe, humaniste et médecin anglais (1632-1704), père de la doctrine de la séparation des pouvoirs, ainsi que ceux de Montesquieu ont eu une influence marquée sur le développement de l'indépendance du pouvoir judiciaire. Pour reprendre les termes de John Locke, l'indépendance du pouvoir judiciaire avait pour but de faire en sorte que « la loi ne soit pas modifiée dans des cas particuliers, mais qu'elle soit la même pour les riches et les pauvres, pour les gens bien en vue et les gens humbles. » Montesquieu avait écrit à ce propos que tout « serait perdu si le même homme ou le même corps des principaux ou du peuple exerçaient les trois pouvoirs : le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire » d'où le principe de la séparation des pouvoirs. La transgression des limites dans l'exercice des pouvoirs exécutif et législatif doit être freinée et surveillée par le pouvoir judiciaire ; il est donc absolument essentiel que le pouvoir judiciaire soit totalement libre de toute pression ou influence et qu'il défende vigoureusement son indépendance. Si l'indépendance du pouvoir judiciaire est une condition fondamentale pour l'Etat de droit, la question se pose : qu'entendons-nous par indépendance du pouvoir judiciaire ? En fait, on devrait se soucier non seulement de l'indépendance de la magistrature envers les autres pouvoirs institutionnels, mais aussi l'indépendance de la magistrature vis-à-vis des sujets de la vie économique et sociale et à l'intérieur même du pouvoir judiciaire, on parle alors d'indépendance « interne ». Cette indépendance de la magistrature s'exerce notamment par : Une indépendance du juge vis-à-vis des parties du procès y compris du ministère public (procureur). Une indépendance à l'intérieur même du corps ; l'application à la magistrature des règles de la hiérarchie qui gouvernent par exemple l'organisation du pouvoir exécutif ou de certaines branches de celui-ci (armée, police, administration, etc.) compromettrait l'objectivité de son jugement. Une indépendance des magistrats vis-à-vis des puissances financières. Déjà, La Fontaine (les animaux malades de la peste) se plaignait du fait que « selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ». Le concept d'indépendance du pouvoir judiciaire a été expliqué par un éminent écrivain en ces termes : « Le pouvoir judiciaire doit avoir un cadre d'action qui soit clairement distinct de ceux des pouvoirs exécutif et législatif. Pour que cette séparation soit effective, le pouvoir judiciaire doit avoir des privilèges qui ne soient pas octroyés aux autres branches du gouvernement et il doit être protégé conte l'ingérence politique, économique et autre qui compromettait cette séparation ». La définition de « l'indépendance du pouvoir judiciaire » élaborée par la commission internationale des juristes de 1981 et énoncée à l'article 2 du projet des principes de Syracuse contient quelques éléments essentiels du concept « le pouvoir judiciaire est tenu de régler les affaires... sans être soumis aux pressions, influences, incitations directes ou indirectes ». Le concept fut également discuté lors de la 19e conférence biennale de l'association du barreau international à New Delhi en 1982. « Les normes minima de New Delhi sur l'indépendance du pouvoir judiciaire qui retiennent deux postulats fondamentaux : l'indépendance du pouvoir judiciaire en tant qu'organe institutionnel et l'indépendance du juge en tant qu'individu ». L'on ne peut dire d'aucun pouvoir judiciaire qu'il est indépendant tant que ces deux éléments ne sont pas réunis. Qu'en est-il de ce concept en Algérie ? Qu'en est-il de la justice ? I - Notion du pouvoir judiciaire en Algérie : Entre consécrations formelles et enjeux La Constitution de 1989 a introduit le pluralisme politique et a consacré le principe de séparation des pouvoirs. Dans le système antérieur à 1989, la justice était considérée comme une fonction au service du « pouvoir révolutionnaire » et le juge comme un défenseur des « intérêts de la révolution socialiste » ; la Constitution du 23 février 1989 énonce les principes relatifs à la séparation des pouvoirs et à l'indépendance du pouvoir judiciaire. Le statut de la magistrature du 12 décembre 1989 énonce le principe de l'indépendance du juge, notamment par la garantie de son inamovibilité et par l'institution du Conseil supérieur de la magistrature où les juges élus par leurs pairs sont majoritaires ; le conseil est compétent en matière de promotions, de mutations, de nominations et en matière disciplinaire. C'est aussi dans le sillage des réformes politiques engagées à partir de 1989 par Mouloud Hamrouche, chef du gouvernement de l'époque, que le droit syndical est reconnu aux magistrats avec la naissance du syndicat national des magistrats. Depuis la suspension du processus électoral en 1992 et l'instauration de l'Etat d'urgence, le statut de la magistrature de 1989 est modifié par le décret législatif du 24 octobre 1992 et la composition du Conseil supérieur de la magistrature illustre la réappropriation de l'appareil judiciaire par le pouvoir et l'entame du processus de normalisation. Ainsi et contrairement au statut de 1989, les fonctionnaires constituant le Conseil supérieur de la magistrature sont majoritaires et les pouvoirs du ministre de la Justice sont considérablement renforcés en ce qui concerne notamment les nominations, les mutations, les promotions et les questions disciplinaires et accapare des prérogatives du conseil supérieur de la magistrature qui n'a qu'une existence formelle pour ce qui reste de ses pouvoirs. En 1999, une commission nationale pour la réforme judiciaire a été instituée par le président de la République et présidée par le professeur Mohand Issad. Sa mission était « d'établir un diagnostic précis de la situation et de proposer des actions propres à asseoir les bases d'un système judiciaire fort et efficace capable de répondre aux aspirations du citoyen et d'accompagner la construction de l'Etat ». Le professeur M. Issad avait déclaré alors que la question des droits de l'homme serait au cœur de la réforme judiciaire lors de la mise en place de ladite commission. En 2006 et après une « congélation » de quatre ans, deux textes censés traduire le principe de l'indépendance de la justice furent promulgués par des lois organiques : Loi organique n° 04-11 du 6 septembre 2006 portant statut de la magistrature. Loi organique n° 04-12 du 6 septembre 2006 portant composition et fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature. Faut-il rappeler qu'une loi organique est une loi qui vient pour préciser ou compléter les dispositions de la Constitution. La Constitution algérienne prévoit limitativement les cas de recours aux lois organiques et les soumet à des conditions particulières d'adoption et de contrôle, notamment le contrôle préalable par le conseil d'Etat et l'examen a posteriori de leurs constitutionnalités par le Conseil constitutionnel après son adoption. Les lois organiques sus-citées énumèrent les droits et obligations du magistrat ainsi que le cadre de son évaluation et de sa protection par notamment : L'assurance d'un salaire en rapport avec les contraintes de la fonction ; le déroulement de la carrière du juge sous le contrôle du Conseil supérieur de la magistrature ; l'inamovibilité fixée à 10 ans ; un régime de retraite similaire à celui des cadres titulaires de fonctions supérieures de l'Etat ; une protection juridique contre les poursuites pénales malveillantes. En contrepartie, il est institué : Une obligation de réserve ; les incompatibilités à l'exercice de sa fonction ; des sanctions disciplinaires ; déclaration de l'origine de son patrimoine. Le Conseil supérieur de la magistrature dispose de l'autonomie financière et le crédit nécessaire à son fonctionnement est inscrit au budget de l'Etat ; il est présidé par le président de la République et il comprend : Le ministre de la Justice, vice-président ; le 1er président de la Cour suprême ; le procureur général de la Cour suprême ; dix magistrats élus par leurs pairs ; six personnalités choisies par le président de la République en raison de leur compétence en dehors du corps de la magistrature. Le mandat est de 4 années non-renouvelable. Il est seul compétent en matière de nomination, mutation et promotion des magistrats ainsi qu'en matière disciplinaire. II - Les limites constitutionnelles et institutionnelles ainsi que les atteintes au principe de l'indépendance au pouvoir judiciaire L'ordre constitutionnel en Algérie est caractérisé par : Une confusion des pouvoirs, notamment entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire ; une confusion entre le régime présidentiel et le régime parlementaire ; une représentation factice au niveau du Parlement et du Sénat. Il est regrettable que la commission nationale de la réforme de la justice n'ait pas rendu public sont rapport pour pouvoir dresser un bilan quant à l'application de ses recommandations. L'Etat d'urgence, institué depuis février 1992, est un régime d'exception prévu par les Constitutions, mais la loi organique devant le régenter n'a pas encore vu le jour. La législation promulguée depuis plus d'une décennie prend sa source dans l'Etat d'urgence (CSM en 1992, cours spéciales, composition des jurés, etc.) ; les instruments internationaux des droits de l'homme prévoient certes la possibilité de suspendre les garanties en cas de danger public ou de menace sur la sécurité de l'Etat, mais pendant le temps strictement nécessaire ; en outre, ces mêmes instruments font ressortir des conditions de légalité des états d'exception : Le contrôle et l'association des institutions représentatives ; les états d'exception doivent se faire autant que possible sous contrôle juridique ou politique international. Certaines dispositions contenues dans le statut de la magistrature et de la loi sur le Conseil supérieur de la magistrature font apparaître les limites à l'indépendance de la justice par : La restriction de l'activité syndicale ou associative (article 12 et 16) Le principe de l'inamovibilité du juge au bout de dix ans d'exercice est remis en cause par les alinéas 2 et 4 de l'article 26 du statut de la magistrature, puisque le Conseil supérieur de la magistrature peut muter un magistrat dans « l'intérêt du bon fonctionnement de la justice ». En outre, le ministre de la Justice peut procéder dans l'intérêt du service à la mutation des magistrats du parquet et les commissaires d'Etat. En matière disciplinaire, les termes utilisés pour qualifier les fautes professionnelles sont vagues et il n'existe pas de jurisprudence du CSM pour préciser ces termes vagues (article 60 et suivants de la loi sur le statut de la magistrature). L'admission et l'élection dans les mêmes proportions entre les représentants du ministère public (procureur) et les juges du siège en sachant que les « parquetiers » sont des fonctionnaires placés sous la hiérarchie du ministre de la Justice : L'action disciplinaire devant le CSM siégeant en formation disciplinaire est du seul ressort du ministre de la Justice ; le même CSM en formation disciplinaire est présidé par le premier président de la Cour suprême, lui-même nommé par le chef de l'Etat ; (art. 21). le système de notation des magistrats crée une forme de dépendance des magistrats vis-à-vis des chefs de cours et des procureurs généraux ; les réunions du CSM ne sont pas publiques ; la charte de déontologie, qui est prévue par le statut de la magistrature et qui est censée fixer les devoirs du magistrat dans les conduites du procès, ses rapports avec les parties au procès, la précision des fautes professionnelles et les sanctions disciplinaire, n'a pas encore vu le jour ; l'absence de séparation de la carrière du juge et du procureur ; si les magistrats du siège n'obéissent en principe qu'à la loi, ceux du parquet relèvent du ministre au point où l'article 60 du statut du magistrat considère comme faute disciplinaire toute insubordination hiérarchique des magistrats du parquet. Le magistrat secrétaire qui assure le secrétariat du Conseil supérieur de la magistrature est nommé par arrêté du ministre de la Justice ; notons que le magistrat secrétaire est l'ordonnateur en matières des dépenses financières du CSM. Enfin, c'est le président du CSM ou son vice-président qui arrête l'ordre du jour en sachant que compte tenu des activités chargées du président de la République, c'est en fait le ministre de la Justice qui préside le Conseil supérieur de la magistrature. (A suivre)