Ce rapport mentionnait un risque réel sur les vies humaines. “Il y a risque sur les vies humaines”. C'est en ces termes que Hassan Karra, inspecteur des installations métallurgiques de l'unité 40 a conclu le rapport qu'il a envoyé, samedi dernier, au PDG du complexe GNL de Skikda ainsi qu'à tous les chefs des principaux départements. Cet ultime avertissement intervenu moins de quarante-huit heures avant l'incendie dramatique est comme tous les précédents, resté lettre morte. “Vous savez, pour une histoire d'argent, de carrière ou de logement, des gens peuvent cultiver des ressentiments et répandre les pires rumeurs”, s'offusque le responsable de la sécurité industrielle. “Les gens sont fous. Ils disent n'importe quoi”, renchérit le chef du département technique sur un air tout aussi outré. Ce dernier se trouve être le supérieur de Hassan Karra. Selon lui, en dehors de ce que conclura l'enquête, le reste, tout le reste, est foutaise, des élucubrations émanant d'esprits tourmentés. En effet, au terme de 27 ans de lutte vaine contre la culture du chaos, Karra n'a plus toute sa raison. Quand il est arrivé à Skikda, à la fin des années soixante-dix, cet ingénieur d'origine tunisienne avait pourtant raison de croire que l'industrie pétrochimique algérienne lui offrirait un avenir d'exception. Eu égard à ses compétences, il obtient très vite une promotion. De simple cadre, il sera hissé au titre de chef de service. Consciencieux et reconnaissant, Karra assume ses prérogatives avec une grande rigueur. Seulement voilà, avec le temps, ses allures de Monsieur Propre finissent par agacer son entourage. À la fois soumise à une cadence de production infernale et soucieuse de garder ses privilèges, la caste des patrons ne supporte plus ses mises en garde contre la sur-exploitation et l'usure des installations de raffinage et de liquéfaction du gaz. Devenus de véritables SOS, ces avertissements répétés ne font qu'accroître l'exaspération des responsables. L'ingénieur Karra ne bénéficie plus d'aucune promotion. Il est menacé de “débarrasser” son logement de fonction, pis, d'être renvoyé chez lui en Tunisie. Tout récemment, la direction du personnel lui a signifié son départ “anticipé” à la retraite. Karra gêne. Il dérange, d'autant plus, aujourd'hui, que toutes ses prédictions se sont avérées justes. Seul et désemparé face aux puissants, il n'a trouvé d'autre recours que de retourner les menaces contre le directeur du complexe. “Si tu ne fais rien, je brûlerai ton bureau”, lui a-t-il signifié. Des travailleurs se souviennent de cet incident. Ils le racontent avec flamme. Dans leurs yeux perdus dans les vestiges fumants du complexe, couve une profonde résignation. “Il faut bien gagner son pain”, admet un opérateur de l'unité 40. Mercredi, J+2. Le ciel crache des averses intempestives. Mais l'eau abondante peine à éteindre le dernier foyer rougeoyant qui s'élève au milieu de la plate-forme calcinée. Mangée par le feu, sombre et éventrée, l'unité 40 est un échafaudage à l'abandon. Enchevêtrés, ses éléments sont dépouillés. “Vous apercevez la chaudière. À côté se trouvent les boîtes froides…”, indique un cadre de la sécurité. Improvisé en guide de ce vaste cimetière ferreux, notre interlocuteur revient dans une explication très technique sur les circonstances de l'accident, un problème de chaudière qui a explosé. Mais quelles en sont les causes ? Ni lui ni aucun autre responsable ne s'avanceront dans une réponse précise. “Laissons travailler les experts. Pour notre part, nous continuons à enterrer nos morts”, répètent-ils tous inlassablement. 23, 27, 29, le bilan des victimes fluctue d'une source à une autre. Les pompiers ont leurs propres statistiques, le personnel de l'usine les siennes. “On a retiré dans la nuit, une jambe et un bras. Appartiennent-ils à une ou deux personnes. On ne sait pas”, confie un officier de la Protection civile. “La nuit du drame, six techniciens se trouvaient dans l'unité. Ils s'apprêtaient à finir leur quart. D'autres venaient d'arriver. Ils étaient dans les vestiaires”, raconte un magasinier dont l'unité d'approvisionnement est à proximité du lieu de l'épouvantable déflagration. Parqué dans une espèce de baraquement qui lui sert de poste de garde, le bougre constate horrifié que rien autour n'a subsisté au chaos. Sur une superficie de plusieurs centaines de mètres carrés, quasiment toutes les installations sont détruites. Des nouveaux blocs administratifs que le ministre de l'énergie a tout récemment inaugurés, aux hangars d'approvisionnement, en passant par les compartiments de restauration, les dortoirs, la raffinerie et les fameuses unités de liquéfaction, tout ou presque est parti en fumée. Qui est en faute ? À l'ombre d'un mur, sous le sceau de l'anonymat, des travailleurs dénoncent. Si Hassan Karra a eu le courage de dire en sacrifiant sa carrière et sa santé, d'autres, livrés pieds et poings liés à la loi de l'omerta le murmurent. Leurs révélations sont graves. Terribles. Officiellement, l'unité 40 est à l'arrêt. Construites au début des années soixante-dix (1973), ses installations devaient faire l'objet d'une rénovation. Or, cette démarche inscrite dans le cadre d'un programme global, qui a touché deux autres unités tout aussi vieilles, n'a connu aucune suite. Les travaux devaient commencer en 1997, soit il y a presque dix ans. Selon des indiscrétions, l'enveloppe budgétaire allouée à l'opération de modernisation des équipements est de l'ordre de 500 millions de dollars. Comme l'usine, cet argent est malheureusement aussi parti en fumée. “Les responsables l'ont utilisé pour parachever les travaux en cours dans les autres unités”, croit savoir une partie des travailleurs. D'autres, en revanche, accusent l'équipe dirigeante d'avoir détourné cette manne. “Ils roulent avec des voitures de luxe et font des affaires”, s'indigne-t-on. À ce sujet, un employé se fait l'écho d'un échange de propos entre le PDG de Sonatrach et le directeur du complexe devant l'unité 40. “Où sont les milliards qu'on vous a envoyés ?” demande le premier. “Nous les avons utilisés pour les travaux de rénovation”, répond le second sans grande assurance. Le résultat est là. Les faits dramatiques mettent à nu une grande supercherie. Le patron de Sonatrach était de visite au complexe GNL samedi dernier. Ce jour-là, Hassan Karra rédigeait son énième appel de détresse. Personne ne l'a écouté. Niant l'existence de tous ses rapports, le responsable du département de la sécurité les décrit comme des lettres anonymes farfelues et calomnieuses. Pourtant, d'autres que Karra attestent de cette grave situation de gabegie et de négligence mortelle. Pour ne pas éveiller les consciences et libérer la leur, les responsables de la production ont tout bonnement décidé de supprimer les voyants de sécurité au niveau de la chaudière. Dans le jargon des experts, le procédé s'appelle “la shunte”. Cependant, il fallait bien se mettre à l'évidence que les équipements étaient bel et bien déglingués. “Les pannes de la chaudière étaient courantes. Les services de la maintenance la rafistolaient avec de la tôle”, témoigne un technicien de l'unité. Selon lui, l'accident survenu était plus qu'une fatalité. “Souvent, on voyait des flammes s'échapper des parois de la chaudière”, raconte-t-il. Soulagé d'y avoir échappé, le miraculé évoque dans un soupir ses trois collègues réduits en cendres. Trois autres sont à l'hôpital alors que le septième est toujours porté disparu. L'un d'eux est Mecheri Azzouz. Ce travailleur habitait avec sa famille dans une base à quelques encablures du complexe, dans la localité voisine de Larbi-Ben-M'hidi. Son frère, employé dans la base pétrolière de Hassi Messaoud, était prévenu de ce qui allait arriver. “Azouz savait qu'il en mourrait un jour. Il me l'a dit”. La victime a passé 27 ans au sein de l'entreprise. À son enterrement, il n'y avait aucun cadre dirigeant. “Ils l'ont tué”, tranche le frère cruellement. “Ils savaient tous que ça exploserait un jour”, s'écrie un vieux retraité comme pour prouver l'homicide. “Depuis que l'unité existe, il y a eu au moins 200 pannes”, fait-il remarquer. D'après lui et bon nombre de travailleurs, les responsables ont utilisé l'unité 40 pour se conformer au cahier des charges et respecter le volume de production exigé. “Tenus par des contrats d'exportation, ils ont mis en danger la vie des opérateurs et ont sacrifié une partie”. L'unité 40 produisait 5 000 m3 de gaz liquéfié par jour, soit un peu moins que les stations les plus récentes dont la capacité atteint 6 000 m3. “Souvent, lorsque des arrêts sont effectués sur ces unités pour motif de révision, la 40 prend le relais”, dit-on encore. Pas avant longtemps cette fois-ci. Pour l'heure, tout le complexe est à l'arrêt. Si la parole des experts comme Karra étaient écoutée et les plaintes du travailleur libéré, le pire aurait pu être évité. Malheureusement, les plus forts ont toujours raison. “C'est moi le responsable ici”, a répliqué le big boss au petit ingénieur samedi dernier. Celui-ci, outre le rapport qu'il avait rédigé, était contre le redémarrage de l'unité 40, à l'arrêt pour une énième réfection. La réouverture de cette station devait coïncider avec le déplacement du PDG de la Sonatrach. Le responsable voulait honorer son patron et lui montrer que tout allait à merveille. L'avenir tout proche, très proche le démentira. Karra en a les preuves. Aujourd'hui, il a trouvé une oreille attentive… auprès de la gendarmerie. S. L. Les responsables du complexe s'en lavent les mains L'unité 40 privilégiée ? Se défendant d'une quelconque négligence, les responsables du complexe s'en lavent les mains. D'après eux, l'explosion de l'unité 40 et d'une partie du complexe n'est en aucun cas le résultat d'un laisser- aller. “Le plus grand nombre d'interventions a été effectué dans cette unité”, soutient le chef du département de la sécurité industrielle. Cependant, notre interlocuteur ne dit pas que c'est justement en raison de la vétusté et de la précarité du site, qu'il y a eu autant de réparations. Les travailleurs sont unanimes : “C'était du bricolage.” S. L. La ville aurait pu être souffléepar l'explosion Skikda la miraculée “Si l'unité 10 avait été fonctionnelle, toute la ville de Skikda aurait été soufflée sur un rayon d'au moins quarante kilomètres”, révèle un agent de l'usine, horrifié. Debout dans l'allée centrale de l'usine, il désigne de la main les immenses bacs qui jouxtent l'unité 10, elle-même voisine de la 40. Heureusement que le hasard fait souvent bien les choses, l'unité 10 était à l'arrêt technique et mise sous azote depuis dimanche — la veille de l'incendie —, sinon tous les bacs auraient flambé, et l'incendie aurait ravagé l'essentiel de la ville. S. L.