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Les raisons de la colère
Au lendemain de la “révolte des transports� à Nador (Guelma)
Mourad Kezzar
Publié dans
Liberté
le 07 - 02 - 2004
Jeudi dernier, au lendemain des émeutes qui ont secoué la région, nous avons découvert en Nador une cité morte. Seul le café, situé à l’entrée de la cité-village et transformé à l’occasion en un Q. G. des villageois, est ouvert. Par grappes, on commente les évènements de la veille et on discute des actions futures.
El-Hadj, la quarantaine à peine entamée, porte-parole improvisé des villageois, essaie de reconstituer le fil des évènements. “Las des promesses non tenues et excédés par les dernières augmentations des tarifs de transport, nous avons soumis, mardi dernier, aux autorités une plate-forme de 11 revendications. Mercredi matin, nous avons barricadé les axes routiers au niveau du carrefour Nador-
Guelma
-Bouchegouf.
L’après-midi, une délégation dépêchée par le wali s’est déplacée au village pour discuter du contenu de la plate-forme. Il y avait le chef de cabinet du wali, le président de l’APW, le directeur des transports ainsi que le maire de Beni Mezline.� Et d’ajouter : “Nous n’avons jamais usé de violence. L’occupation de la rue est le seul moyen pour se faire entendre par des responsables qui excellent dans le mépris de leurs administrés.�
Ahcène, moins jeune, enchaîne : “Le représentant du wali était très attentif à nos doléances. Alors qu’il était toujours parmi nous, au centre du village, et que les discussions allaient aboutir, les forces d’intervention ont chargé sans justifications les jeunes qui étaient au niveau du carrefour.�
Un autre villageois d’un certain âge avec son air d’instituteur en retraite argumente : “Nous n’avons jamais usé de violence. La preuve est qu’au moment où nos enfants étaient battus à coups de gourdins et de bombes lacrymogènes, le représentant de l’administration, seul parmi nous, était traité avec les égards dus à un commis de l’État.�
El-Hadj reprend : “Nous, les petites gens, nous respectons l’État et ses symboles, ce sont eux qui en font un usage honteux et dégradant !�
Eux. Le mot est lâché. Les citoyens du Nador ne s’identifient plus à leurs responsables. Toutes les passerelles censées relier administrateurs et administrés d’une cité ont été rompues ce mercredi après-midi.
Un autre villageois ajoutera : “Même les handicapés n’ont pas été épargnés par la répression. Ils ont tiré en leur direction et les ont visés avec des bombes lacrymogènes. On a cherché à atteindre la foule et non la disperser. Même les chiens ont été de la partie. Six bergers allemands ont été lâchés à la trousse des jeunes et des enfants.�
Cette version, selon laquelle la protestation était au départ pacifique, est partagée par l’ensemble des villageois. Tous sont unanimes à dire que les gendarmes ont abusé de la violence précipitamment.
Hicham, un handicapé moteur, qui se déplace sur sa chaise roulante, raconte, en tenant dans ses mains le blouson taché de sang d’un ami à lui en détention : “Des gendarmes des forces antiémeutes m’ont posé la question : “Wach jabek lachaghab ?� Goultelhoum : “Hada win bda echaghab� (qu’est-ce qui te fait mêler aux émeutes ? C’est maintenant que les émeutes vont commencer, ai-je répondu.)�
Il revient sur les informations selon lesquelles des jeunes de la localité se sont attaqués à des véhicules d’usagers de la route et que d’autres se sont livrés au racket. “Jamais les gens du Nador ne recourent à ce genre de pratiques. Notre région est réputée pour être un havre de paix et ses habitants des gens pacifistes. Même des enquêtes sociologiques commandées par des organismes pour les besoins d’études de faisabilité socioéconomique de certains projets l’ont démontré. Mercredi dernier, on a barricadé la route, mais on a laissé passer les cas d’urgence, tels les malades.� Soufiane, qui était parmi les émeutiers, témoigne, les yeux perdus, fixant le néant : “Quand on a vu les gendarmes avancer et manœuvrer avec leurs lance-grenades lacrymogènes, on s’est assis à même le sol, les mains tendues vers le ciel.� Après un petit silence, il reprend : “Mais c’était une démonstration vaine de notre part, car la décision de nous charger proposée par le chef de daïra de Gallaât Bousbaâ avait trouvé, auprès du responsable de la gendarmerie, présent sur place, l’exécuteur qu’il fallait.�
L’affrontement gendarmes-émeutiers fut d’une rare violence. Pour preuve, les villageois avancent des dizaines de blessés touchés qui au crâne, qui au torse par “la haine des représentants de l’État� qui s’est abattue sur eux.
Outre ces blessés, 34 jeunes du village ont été interpellés. Et là aussi, les villageois du Nador se disent révoltés par le comportement des représentants de l’État.
Un homme d’un âge avancé confie timidement et par l’insinuation : “Quand on leur a demandé, une fois le calme revenu, de libérer les détenus, ils nous ont répondu par l’insulte.� Un autre, plus jeune, lâche le morceau : “Ils ont répondu par un si vous voulez qu’on lâche vos enfants, ramenez-nous vos femmes !�
Dans ces petites localités de l’intérieur du pays, tout le monde connaît tout le monde et tout le monde est lié avec tout le monde par des liens de parenté. Ici, comme ailleurs, entre parents et alliés, on ne prononce pas ces mots en communauté, “mekhaltine�, que si on est sincère et déjà pleinement touché dans son amour-propre.
Chose rare, les émeutiers du Nador n’ont aucune dent contre leurs élus. Ce sont les représentants de l’administration qui soulèvent leur courroux. Les villageois ne sont pas tendres avec le chef de daïra. On le soupçonne même d’avoir influencé les tuniques vertes.
On l’accuse tantôt directement, tantôt à demi-mots de vouloir tout centraliser à son niveau tout en étant incompétent pour prendre les bonnes décisions aux problèmes posés.
Structurés en 11 points, ces problèmes sont devenus mineurs par rapport à une 12e revendication qui s’est imposée d’elle-même depuis mercredi soir, soit la libération des détenus, nous explique-t-on.
Mohamed, contenant à peine sa rage, nous fait le tour du propriétaire de la maison Nador.
Située à 20 km du chef-lieu de wilaya, le village était déjà chef-lieu de commune en 1959, nous raconte-t-il. Lors du découpage de 1984, il fut relégué au statut de cité relevant de la commune de Béni Mezline, daïra de Galaât Bousbaâ.
Au départ, tout a commencé par l’implantation par les colons d’une gare routière qui s’inscrivait dans le cadre du dispositif de transport ferroviaire vers les ports d’exportation du blé des champs allant de Souk-Ahras vers Aïn Abid en passant par Oued Zenati.
Une cité a pris forme autour d’une gare routière. Pour compléter la configuration de la cité, les activités d’une zaouïa se sont développées. Il s’agit de la zaouïa du Cheikh Bediar El-Hafnaoui et qui contient des manuscrits dont certains datent de 1851.
Lors du dernier périple du président de la République qui l’a mené dans la wilaya de
Guelma
le mois de juillet dernier, M. Bouteflika était attendu par les gens du Nador. “On pensait qu’il allait visiter notre village et notre zaouïa, mais ils lui ont déconseillé de le faire tout en lui offrant un manuscrit appartenant à la localité alors qu’il visitait El-Mesdjid El-Atik de la ville de
Guelma�
, explique un des Nadoris.
En effet, les gens du village attendaient le Président et une partie de la cagnotte qu’il distribuait à chacune de ses sorties à l’intérieur du pays depuis presque une année déjà .
Le Nador est un village à vocation agricole. La terre est le principal gagne-pain des quelque 1 500 âmes qui y vivent. Le regard du visiteur se perd, à l’horizon, dans de vastes champs de blé. Cette année, comme l’année passée, la nature est généreuse. En ce mois hivernal, la verdure drape le paysage dans un vert couleur de l’espoir et de la tendresse. Jeudi dernier, le soleil éclatant réchauffe et l’atmosphère et le cœur des visiteurs. On a envie de se jeter dans les bras de ces champs, de se laisser caresser par une température ambiante hors saison. Dans notre ensorcellement, on se rend compte qu’on est jaloux de l’oued Sybousse qui traverse le centre du village. C’est comme si les ruisseaux du oued ceinturent les hanches de dame Nador dans une véritable communion amoureuse.
Mais comme dans toutes les histoires d’amour, les scènes de ménage sont douloureuses. Dans sa furie, oued Sybousse laisse de graves séquelles sur le Nador : maisons détruites et récoltes avariées. “À chaque averse de pluies, on fait les sentinelles�, nous précise un fellah de la région.
Ce fellah, s’il reconnaît la générosité de la terre du Nador, il fustige la stratégie agricole adoptée par les pouvoirs publics. Tel un économiste, lui qui n’a jamais mis les pieds dans une école, il explique : “Si nous voulons redevenir le grenier de l’Europe, on doit recréer les conditions de l’époque. Sans le règlement du problème du foncier agricole, on demande l’impossible au banquier et on oblige le fellah à tricher avec la terre.�
À Nador, la terre n’est pas la seule richesse mal exploitée. Il y a cette jeunesse qui était allée, mercredi dernier, barrer la route et subir la répression rien que pour dire sa mal-vie. Aucun jeune de la localité du Nador, nous a-t-on confirmé, n’a bénéficié du dispositif de l’Ansej, censé intégrer les jeunes dans la société par l’emploi et amorcer une certaine dynamique économique dans certaines régions enclavées.
Les adolescents du Nador qui, faute d’infrastructures éducatives et à cause de l’enclavement, ont été contraints, il y a des années, de quitter l’école en bas âge ne veulent pas que leurs frères cadets subissent et massivement le même sort avec les dernières augmentations des tarifs des transport.
“Je ne veux pas que mon petit frère sèche l’école à cause du transport comme je l’ai fais.� Cette sentence on nous l’a maintes fois répétée au Nador. Sera-t-elle entendue par ceux qui ont juré un jour d’être les serviteurs de leurs électeurs ?
M. K.
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