Pendant que les grands projets accaparent la ressource nationale, le développement local reste le parent pauvre de l'économie nationale. Dans son propos préliminaire autour d'un ouvrage à paraître sur le "Bilan et perspectives économiques du nationalisme arabe", le professeur en économie et ancien ministre des Finances, Abdelatif Benachenhou, invité hier du Forum de Liberté, a d'emblée considéré que le nationalisme arabe a permis de se libérer de la tutelle étrangère : "On a tendance à l'oublier, mais la libération politique du monde arabe est le fait de ce nationalisme." C'est même d'après lui, "une innovation politique majeure du XXe siècle". Mais quand on fait un bilan, il y a le principe de la partie double, à savoir l'actif et le passif, "les plus et les moins". D'une manière ordonnée, Benachenhou a d'abord commencé par reconnaître les aspects positifs comme la "construction nationale", "la récupération des richesses nationales" : "Avec des différences plus ou moins notables entre les pays, ces performances ou ces réalisations ont connu des succès limités." Il ne manquera pas de rappeler le développement massif de l'éducation qui a permis, notamment, une promotion de la condition féminine. Sur ce chapitre, l'ancien ministre des finances reconnaît qu'en 60 ans, les systèmes éducatifs arabes se sont développés, mais que l'enseignement supérieur a pris le dessus, notamment en termes de dépenses. "Si bien qu'aujourd'hui, nous avons une grosse tête avec un corps squelettique. Le système éducatif de base restant d'un niveau médiocre." Quant à la protection sociale qui avait constitué "un point important de l'agenda politique du nationalisme arabe", celle-ci a été, selon Benachenhou, dévoyée : "Comme on revenait de loin et qu'on sortait de la colonisation, il fallait rompre avec une société d'opprimés et transférer l'argent vers les pauvres." Mais très vite, l'aide publique est devenue, selon lui, un instrument de gestion politique : "Dans cette question de ce que l'Etat doit au citoyen, des situations complètement absurdes ont fait évoluer la protection sociale vers le populisme." Par ailleurs, parmi les échecs les plus cuisants du nationalisme arabe, Benanchenhou met en exergue la réforme agraire qui se devait de transformer le régime foncier. "Les nationalistes arabes où qu'ils soient et pour des raisons différentes n'ont jamais trouvé la relation idoine avec les paysans afin de trouver la bonne solution, d'où la dépendance alimentaire croissante de tous les pays sauf, peut-être, pour la Syrie à un moment donné." Pour lui, la question agricole illustre bien le divorce global. La bureaucratie l'ayant emporté, d'après lui, sur la paysannerie. Il notera, au passage, un autre paradoxe, à savoir l'origine sociale de la plupart des nationalistes arabes d'extraction pauvre et paysanne. D'après lui, les difficultés de lancer des réformes agraires sont dues à l'instrumentalisation de la question rurale. "Aucune réforme agraire n'a réussi au sens de la libération de la production et de l'exportation. Aucune tentative de diversification de l'économie n'a réussi. De même qu'il n'existe aucun parti paysan dans le monde arabe." Finis les projets "pharaoniques" Benachenhou relève, par ailleurs, la tendance des dirigeants arabes d'aller vers les grands projets car, selon lui, beaucoup sont davantage "préoccupés par une résonnance politique plutôt qu'un impact économique". On pourrait même ajouter, à ce sujet, le prestige personnel... Bref, Benachenhou souligne le fait que la dépense publique a été massivement investie dans de grands projets, notamment en matière d'accès à l'eau. Et de citer le barrage d'Assouan, le barrage sur l'Euphrate, la Grande Rivière artificielle de Kadhafi, les projets de Hassan II, les infrastructures de transports, etc. "Qui décide des grands projets ? À quoi cela va-t-il servir ? Quels impacts attendus ?", s'interroge l'ancien ministre des Finances. Il note surtout que ces projets ont progressivement accaparé la ressource. "Les tendances ploutocratiques qui consistent à faire de l'argent à partir de la politique ont été énormes dans le monde arabe", souligne-t-il. D'après cette affirmation, la ploutocratie arabe aurait surtout perverti le fonctionnement de l'économie selon le principe de "prendre l'argent là où il se trouve". Pour Benachenhou, il est grand temps de faire une pause sur les grands projets et d'accorder, à présent, une attention plus soutenue au développement local qui, selon lui, doit être pris en charge politiquement : "Nous n'avancerons pas tant qu'il n'y aura pas de coordination étroite entre le ministère des Finances et le ministère de l'Intérieur, entre les walis et les élus locaux." Pour Benachenhou, le développement nécessite aujourd'hui d'autres montages politiques. Il appellera, ainsi, le ministère de l'Intérieur à assumer des "responsabilités économiques". Pour lui, l'initiative locale doit être aujourd'hui au cœur de la problématique de développement. "Certes, la rente ne facilite pas les transitions politiques, mais cela ne veut pas dire qu'elle les annule totalement." Cela dit, l'orateur, qui souhaite "une impulsion décisive des élus et une articulation nouvelle entre les différents responsables locaux", a omis de préciser dans son plaidoyer que les limites objectives à cette ambition, du reste légitime, sont les caractéristiques mêmes du pouvoir au niveau local et, notamment, la mainmise de l'administration sur tous les centres de décision. Il est donc illusoire, dans les conditions actuelles, de voir nos communes s'ériger en centres de développement économique et social sans une refonte institutionnelle. Car, c'est précisément là où le bât blesse. Autre insuffisance criante, pour ne pas dire une autre réalité locale : nos élus sont rarement originaires des communes qu'ils administrent. Enfin, Benachenhou concède qu'il n'y a pas de politique de développement sans politique tout court. "Dans tous les cas de figure, l'allocation des ressources est tellement mauvaise qu'elle ne peut que s'améliorer. En mieux mobilisant des ressources mal allouées, ont ne peut, en effet, que progresser." Aussi, il reconnaît qu'à l'épreuve du pouvoir, l'écart croissant entre les aspirations populaires et celles du régime s'est considérablement élargi. Le pouvoir arabe serait, d'après lui, en "total décalage" avec la réalité d'une rue arabe qui aurait sensiblement évolué : "Les sociétés arabes ont exprimé une demande à laquelle les chefs politiques n'ont pas répondu. On n'est plus dans les années 20. Des changements sociaux importants n'ont toujours pas trouvé d'expression politique." Il est vrai que l'autoritarisme en tant que système de gouvernance politique a, en effet, montré toutes ses limites dans le monde arabe. "Les causes externes jouent à travers les causes internes, voilà ce que disait le père Mao." L'invité de Liberté rappellera que c'est surtout l'emplacement du pétrole qui avait donné une grande importance au monde arabe. "Les pays arabes se sont inscrits dans la primo émergence, c'est-à-dire s'insérer dans le marché mondial par des ressources ou par le coût de la force de travail." Une vision, selon lui, éculée. "Depuis 2010, l'Occident a décidé de redéployer sa stratégie. Les Américains seront bientôt autosuffisants sur le plan énergétique, il y a l'Iran qui revient sur le marché, l'Allemagne qui importe massivement du charbon américain. Le Qatar, la Russie et l'Australie font désormais le marché du gaz. L'idée d'ériger le monde arabe en un levier économique, il n'y a que les Arabes qui y croient." Pour Benchenhou, les choses ont, bel et bien, changé : "Le monde arabe n'intéresse plus grand monde." Et pour cause, les colonisateurs, les guerres qui ont jalonné le XXe siècle, le conflit Est-Ouest ne sont plus, selon lui, de mise. Pourtant, de ce désintérêt occidental "tout est bénéfice pour le monde arabe", considère-t-il. Car d'après lui, "c'est notre inertie qui fait la puissance des autres". Pour l'économiste, il est temps de regarder ailleurs, notamment vers les pays émergents qui ont de réelles capacités techniques et financières. "Ce n'est pas parce qu'ils sont loin qu'ils ne sont pas intéressants." D'après lui, les Arabes n'ont pas senti le vent tourner. Ils sont restés accrochés à la vieille Europe, alors que le monde a changé. "L'Europe est en panne et le restera", prédit-il. C'est pourquoi, il craint que le premier partenaire du monde arabe devienne, à l'avenir, de plus en plus "agressif" à notre égard. "Les Arabes n'ont pas vu arriver les vagues massives du textile asiatique qui ont fini par ruiner les perspectives de développement de ce secteur, notamment au Maroc, en Tunisie et en Egypte. Ou encore, la vague des produits agricoles provenant de Grèce, de Turquie, d'Espagne ou du Portugal qui auront laminé les parts de marché des pays maghrébins." Si pour lui les lacunes sont nombreuses, il retient surtout que les régimes arabes n'ont pas fait preuve de réactivité face à des données exogènes. "Ils ont commis des erreurs stratégiques. Si vous voulez produire plus, il faut d'abord expliquer pourquoi, comment produire et surtout comment vendre." D'après lui, l'après-crise en Europe va se caractériser par un rétablissement de sa compétitivité. "L'Europe a longtemps vécu au dessus de ses moyens grâce à l'endettement. Les salaires réels eu Europe du Sud ont diminué jusqu'à 30%. En comprimant le coût de la force de travail, l'Espagne et l'Italie ont regagné leur compétitivité : jamais le secteur du BTP espagnol n'a jamais été aussi puissant", avance-t-il. Et quid des USA ? Pour Benachenhou, là aussi, les jeux sont faits. Les récents accords de l'hyperpuissance américaine avec l'Iran rentrent, d'après lui, dans le cadre de la "vieille doctrine américaine qui consiste à contrôler non pas le pétrole ou le gaz, mais la Chine et son expansion dans le monde". L'orateur, qui exclut les monarchies arabes de son analyse, note que les USA ont préféré l'Iran à l'Arabie saoudite. Et peu importe les récriminations, même celles provenant d'Israël. Fini le "printemps" islamiste Quant à la poussée islamiste qui a suivi ce que certains s'autorisent à appeler "printemps arabe", celle-ci a surtout prouvé, selon lui, que les islamistes tout seuls n'ont ni les compétences économiques ni les instruments politiques pour prendre en charge des économies complexes. "Les islamistes ne sont préparés ni politiquement ni techniquement à exercer le pouvoir." Pour Benachenhou, "il y a des forces qui poussent à la restauration pour évacuer les évolutions politiques récentes. Les gens ont peur du changement. La parole s'est libérée, mais le parti de la peur est plus important que le parti du changement". Pour lui, l'islamisme politique est une mauvaise réponse à un vrai problème : "On s'est aperçu qu'en changeant les superstructures, cela ne marche pas toujours." Il constate que dans cette situation ambigüe, les pays arabes sont préoccupés par la sécurité de l'Etat, sa permanence, sa survie. Benachenhou en veut pour preuve les résultats mitigés du dernier référendum constitutionnel en Egypte qui, selon lui, n'est pas favorable à la restauration. "Qui va l'emporter ? Les forces du changement contre les forces de la restauration alimentées par la peur ?" La réponse viendra peut être de l'étranger : "Plus personne dans le monde, je parle des grands décideurs bien sûr, n'acceptera qu'un parti islamiste gouverne seul un pays." Et l'Algérie dans tout cela ? Bien sûr, notre pays n'échappe pas à l'analyse globale des pays arabes de Benachenhou. "L'Algérie a ses spécificités qui remontent au mouvement national, mais chemin faisant, il s'est installé dans notre pays un système de pouvoir analogue aux autres pays arabes. Il y a une sorte de juxtaposition entre régime et système." Invité à être plus explicite, le professeur en économie s'est borné à préciser qu'à côté du "régime", et pour des raisons autant internes qu'externes, il y a le "système" qui tourne, lui, essentiellement autour de la défense et de la sécurité. "En réalité, tout dépend des relations coopératives ou conflictuelles qu'entretiennent le régime et le système." Mais ce type de fonctionnement est-il en mesure de produire un consensus national ? Rien n'est moins sûr. Pour Benachenhou, en matière de ressources humaines, on aura beau avoir les économistes les plus géniaux, on ne pourra rien faire. De son point de vue, les histoires d'hommes deviennent relativement secondaires. M.-C. L. Nom Adresse email