Résumé : Nous étions chez ma grand-mère pour le traditionnel goûter hebdomadaire. Ce jour-là, j'avais une rage de dents, et mon aïeule aura vite fait de remarquer mon indisposition. Elle accusera ma mère de m'avoir trop gâtée... Quel âge avais-je à cette époque ? Je déglutis avant de répondre d'une petite voix à peine audible : - Heu... Quatorze ans. - Quatorze ans ! Ma grand-mère se met à s'éventer avant de poursuivre : - A ton âge, j'étais déjà officiellement fiancée à ton grand-père. Je connaissais cette réponse. Ma grand-mère s'était toujours targuée de s'être mariée à l'âge où les filles jouaient encore à la poupée... Pour elle, il n'y avait pas eu de trêve. A peine puberte, on s'était empressé de l'unir à mon grand-père qui était plus âgé qu'elle d'une bonne quinzaine d'années. Il était déjà dans la diplomatie et il lui avait fait visiter les endroits les plus éloignés et les plus réputés de la planète. Elle ne cessait de ressasser qu'elle avait vécu comme une princesse, car elle avait exaucé le vœu le plus secret de son mari, en lui donnant un garçon... Un descendant qui allait perpétuer le nom de la famille et hériter de tous leurs biens. - Je me suis mariée une année plus tard. Nous avions alors entamé un long voyage à travers le monde. Elle pousse un soupir : C'était la belle époque. Je ne pouvais imaginer qu'un jour j'aurais une petite fille, qui, au même âge, se plaint déjà de sa santé. Ah ! quelle calamité cette nouvelle génération. Elle se remet à s'éventer avant de poursuivre : - Même ta mère ne se plaignait pas trop à ton âge. Certes, elle était la plus chétive de mes enfants, mais elle savait gérer son mal. Mon oncle Wahid toussote. Ce qui sous-entendait qu'il commençait à en avoir assez de devoir encore écouter ces histoires de vieilles femmes ringardes. Ma grand-mère lui jette un regard courroucé : - Qu'as-tu Wahid ? Je ne dis pas la vérité ? - Heu... Si maman... Tout ce que tu racontes est vrai... Mais ne crois-tu pas qu'il est temps pour toi de changer de sujet ? - Ah ! tu veux que je change de sujet ? Pour une fois que je discute avec ma petite-fille, tu veux que je change de sujet ? Elle referme son éventail et le redépose à côté d'elle sur la table basse : - Mon fils me donne maintenant des leçons de moralité... - Mais non, maman. Je... je ne fais qu'attirer ton attention sur un sujet que nous connaissons déjà tous par cœur. - Je ne raconte jamais assez sur votre aïeul. Ton père était un très bel homme. Un homme convoité par toutes les femmes de notre famille. Mais il m'avait choisie moi... Moi ta maman... Tu entends Wahid... J'étais l'heureuse élue de ton père. Tu sais pourquoi ? Eh bien parce que j'étais la plus belle, et la plus instruite. J'étais bien solide aussi pour porter ses enfants et les élever dans les normes familiales. Ses yeux lançaient des éclairs. On dirait que le ciel avait été contaminé par sa colère, car tout de suite après, un orage éclate. Le tonnerre se met à gronder. La bonne court refermer la fenêtre, puis donne la lumière. On dirait que la nuit s'était empressée de tomber pour mettre fin à cet après-midi qui se rallongeait. Je ne pu retenir un cri de douleur. Les visages se tournèrent tous vers moi en un seul élan... J'avais commis l'irréparable ! Je lance un regard suppliant à ma mère qui baisse ses yeux. Ma grand-mère rejette alors les franges de son foulard, pour mieux me voir : - Tu as aussi mal que ça ? - Oui... Heu... Oui grand-mère. Je... j'ai très mal. - Ta dent est sûrement cariée. Tu dois te goinfrer de sucreries. Ah ! ces mamans inconscientes. Ma mère garde sa tête baissée, et je surprends le sourire mauvais de Hanifa. Pourtant mes autres cousins me prenaient tous en pitié. Djamil, le fils de mon oncle, ira même jusqu'à se lever pour lancer d'une voix aussi autoritaire que révoltée : - Grand-mère, laisse-là donc tranquille. Ne vois-tu pas qu'elle souffre le martyre ? Que gagnes-tu ainsi à la torturer davantage ? Brave Djamil... Il n'avait pas craint la colère du dragon ! La réaction de grand-mère ne s'était pas fait attendre. Elle avait pris sa canne pour se lever et s'approcher du petit chenapan qui avait osé la défier. Mon oncle Wahid se lève à son tour. Mais à la grande surprise de tous, ma grand-mère s'était amadouée devant le sourire narquois de Djamil : - Toi tu es comme ton grand-père... Tu oses affronter les orages... Tu me plais mon cher petit-fils... C'est ainsi que je vois les hommes de la famille. Elle lui pince la joue et lui murmure à l'oreille : - Prend garde tout de même. Car tant que je suis de ce monde, aucune autre femme ne pourra me défier. Je parle de ta mère, bien sûr. (À suivre) Y. H. Nom Adresse email