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À quelques jours de l'élection présidentielle Algérienne
De la stabilité de la société rentière
Publié dans Liberté le 06 - 04 - 2014

À ce jour, l'élection présidentielle algérienne du 17 avril prochain n'a suscité que railleries ou silences embarrassés dans les chancelleries et médias occidentaux. Il faut dire que la candidature du Président Bouteflika, à l'évidence très gravement diminué au moins physiquement, a de quoi interloquer et stupéfier l'observateur le plus rompu aux aberrations de la vie politique internationale. Assez paradoxalement, celui qui a tant fait pour la modernisation de l'Algérie, par son style et par ses actions, notamment dans les années qui ont suivi sa première élection en 1999, est en train de fossiliser la vie politique et les institutions de ce pays. Dans le concert des nations, les apparences comptent, et voir le Président Bouteflika, à court de respiration, ânonner quelques mots ici ou là, est terrible pour l'image de l'Algérie et des Algériens. Bien sûr, beaucoup de voix s'élèvent en Algérie pour condamner durement cet état de fait. Des voix qu'on n'avait plus entendues depuis des années, voir des décennies, se sont brusquement engouffrées dans la brèche, de l'ancien président Zeroual vantant l'alternance à l'ancien Premier ministre réformateur Hamrouche prônant une période de transition, en passant par des figures improbables comme l'ancien patron impitoyable de la gendarmerie du temps de Boumédiene, Ahmed Bencherif, qu'on n'attendait pas dans un rôle de protestataire larmoyant contre l'arbitraire.
La question de la transition politique dans les pays rentiers
Au-delà du débat très véhément qui a cours actuellement en Algérie (parfois en dessous de la ceinture, notamment à l'encontre du frère du Président, Saïd Bouteflika, ancienne figure de la gauche syndicale universitaire), la situation pénible et, par certains aspects, pathétique que traverse ce pays pose la question de la transition politique dans les pays rentiers, gouvernés à merci par des élites omnipotentes, souvent depuis leur indépendance. Paradoxalement, l'argument avancé par le team présidentiel pour défendre la candidature du Président est celui de la stabilité du pays : "...Les Algériens restent profondément attachés à la stabilité. C'est pour préserver cette stabilité chèrement acquise que les Algériens ont multiplié les appels au moudjahid Bouteflika pour se représenter et postuler à la magistrature suprême. Les Algériens connaissent le prix de la stabilité et de la paix. Personne ne veut ni ne cherche à faire revivre au pays les années de l'anarchie, du sang, des larmes et de la tristesse..." (Abdelmalek Sellal, directeur de campagne du candidat Bouteflika)( 1). Cet argument revient obstinément, et il est intéressant de le décortiquer dans le contexte des économies et sociétés rentières, notamment dans le monde arabe (2). En première lecture, l'extrait cité ci-dessus fait implicitement référence à la décennie de terrorisme barbare traversée par le pays avant l'arrivée de Bouteflika. Mais pas seulement. Dans le discours des défenseurs du quatrième mandat du Président, pointe aussi plus ou moins explicitement l'idée que la voie tortueuse et «dangereuse» empruntée initialement par les pays du Printemps arabe, celle de la rupture pure et simple avec le système en place, n'est pas la meilleure pour «achever» la modernisation institutionnelle du pays. Selon eux, la transition politique ne peut se faire que sous l'égide du Président, une version à peine maquillée du «après moi, le déluge». La crédibilité de telles assertions assénées à longueur d'interviews et de discours est évidemment douteuse. En premier lieu, si tel est l'objectif essentiel et ultime de l'action présidentielle, pourquoi attendre un quatrième mandat hypothétique pour le mettre en chantier ? L'argument qu'on ne peut tout faire en même temps et que l'action présidentielle ne peut être que séquentielle est objectivement faible quand il s'agit d'un chantier aussi fondamental que la modernisation institutionnelle : faut-il attendre que l'autoroute Est-Ouest soit parachevée dans les plus infimes détails pour avancer gaillardement vers la mise en place d'une vraie concurrence politique ? (3). Ensuite, le lancement officiel d'un chantier de réformes politiques a bien eu lieu en Algérie déjà en 2011 après la révolution du Jasmin tunisienne, mais la commission Bensalah, qui devait en tirer la quintessence, a accouché d'arrangements divers peu à même de sortir le système institutionnel du verrouillage actuel (4).
Il serait évidemment très commode par les temps qui courent de charger l'équipe présidentielle actuelle de l'entière responsabilité du statu quo politico-économique qui paralyse le pays depuis la fin de la décennie précédente notamment. La réalité du pouvoir algérien est bien plus complexe, il y a, à l'évidence, plus d'un joueur dans l'arène, et les multiples passes d'armes entre le cabinet Bouteflika et ses opposants à l'intérieur du régime sont maintenant de notoriété publique et par presse interposée, notamment depuis l'AVC du Président. Avec pour toile de fond le contrôle de l'énorme rente gazière et pétrolière du pays, le status quo actuel, qui serait de facto prolongé avec la troisième réélection de Bouteflika, serait en quelque sorte le seul équilibre politico-économique possible, surtout au vu des excès passés des uns et des autres dans la gestion de cette rente. C'est ce que les défenseurs du quatrième mandat vendent sous le vocable passe-partout de stabilité, qui est en fait une trappe de sous-développement institutionnel à terme mortifère pour le pays, et ce bien avant l'épuisement des ressources naturelles d'ailleurs. Bien sûr, le problème algérien ne se réduit pas à un statu quo entre une poignée de kleptomanes en chef, comme le veut la rumeur publique, savamment alimentée par des fuites orchestrées par les uns et les autres. Elle est d'abord le résultat de multiples et graves errements de nature idéologique et d'un manque manifeste de vision de long terme à tous les égards de la part d'élites confortablement installées sur le matelas lénifiant de la rente. Cette culture (car c'en est une) va de pair avec le statu quo actuel et la trappe institutionnelle inhérente.
Un cas paradigmatique
L'analyse de la mécanique du changement institutionnel est devenue un domaine de recherche très actif à l'intersection de la science économique et de la science politique (5). Le cas des économies et sociétés rentières comme l'Algérie mérite un traitement spécifique, précisément pour le rôle crucial de la rente dans la genèse des équilibres politico-économiques dans ce type de configuration. Il y a évidemment de nombreux éléments à prendre à compte pour construire une théorie complète du changement institutionnel dans ce cas. Un cadre de réflexion de base doit rendre au moins les trois traits prégnants suivants (6) :
En premier lieu, les élites régissant ces pays sont les leaders stratégiques du jeu politico-économique : non seulement elles contrôlent férocement la rente, mais en tant que détentrices exclusifs de la force publique, elles peuvent ajuster leurs politiques de répression et de redistribution (autrement dit, leur politique de la "carotte" et/ou du "bâton") suivant la réaction de la population. Il est possible de montrer dans certains cas d'école (notamment si la rente est constante, ce qui n'est pas le cas des puissances pétrolières arabes, et s'il n'y a pas d'intervention exogène, comme il y en a eu en Libye) qu'il existe un policy-mix de répression et de redistribution garantissant aux élites de rester éternellement au pouvoir. Il n'est pas nécessaire ici de lister toutes les décisions prises par les gouvernements arabes depuis la révolution de Jasmin pour apaiser les tensions et les revendications sociales. Elles obéissent à cette logique. Mais comme les rentes pétrolières ne sont pas éternelles, ce traitement ne fait que reporter le renversement des élites, en déséquilibrant gravement et durablement au passage les finances publiques de ces pays (7).
Le deuxième point important dans la réflexion est précisément ce qu'il adviendrait des élites après le renversement du système en place. Bien évidemment, les élites ne réagissent pas de la même manière si elles associent le changement institutionnel à leur liquidation physique pure et simple ou à une redistribution des cartes politiques et économiques plus égalitaire, certes moins favorable pour eux mais sans les violences meurtrières qu'on a vues en Libye, au Yémen ou en Egypte. Dans ce dernier cas, il est possible de montrer sous certaines hypothèses que même avec une rente perpétuelle, les élites finissent par accompagner le changement institutionnel (8). C'est le sens des amnisties qui ont accompagné les changements de régime les plus saisissants récemment, de l'avènement de la démocratie en Espagne à l'abolition de l'apartheid : en garantissant aux élites en place sinon l'impunité du moins la non-application de mesures de rétorsion radicales, elles permettent de lever durablement certains des obstacles au changement les plus sérieux.
Le troisième et dernier point concerne le rôle de l'autre camp que nous appellerons pour simplifier "population" et qui englobe tout type d'opposition potentielle face aux élites. Naturellement, la population peut se résoudre à passer à la contestation franche et massive des élites, comme cela a été le cas dans pratiquement tous les pays arabes pour des raisons diverses et variées, avec des fortunes également diverses. Dans le cadre de réflexion simplifié qui est le nôtre, la population passe à la phase contestataire (ou révolutionnaire) si le gain anticipé d'une redistribution plus égalitaire du pouvoir économique et politique compense les coûts inhérents à la contestation des régimes en place. Ces coûts ont une double nature : d'une part, ils mesurent évidemment la volonté et les moyens de répression des élites, mais d'autre part, ils dépendent lourdement de la capacité de la population à se coordonner efficacement pour faire bloc contre les élites. Sans coordination susceptible de mobiliser massivement pour le changement institutionnel et le renversement des élites, ces dernières n'auront pas besoin de sortir les grands moyens pour bloquer la contestation. Dans le cas algérien, on voit bien que ces coûts de coordination sont suffisamment élevés pour que des initiatives pourtant bien lisibles comme le mouvement Barakat contre le quatrième mandat peinent à peser. En toute généralité, les coûts de coordination dépendent d'un certain nombre de facteurs importants comme les aspects démographiques (taille de la population et pyramide d'âge) ou le niveau d'éducation moyen et son corollaire, l'existence d'une société civile suffisamment structurée. En Algérie, la société civile est plus que morcelée, ce qui est un problème en moins pour les élites, mais un problème en plus pour le pays si la transition politique devait être engagée rapidement.
Déverrouiller le système : une urgence algérienne
Comme tout système rentier, le système politico-économique algérien est voué à l'échec. L'argument de la stabilité arboré par les défenseurs du quatrième mandat est donc très difficilement défendable, aussi bien conceptuellement que du simple point de vue du marketing politique. Bien sûr, l'Algérie n'a pas besoin d'un énième épisode sanglant, mais défendre la continuité dans les termes messianiques utilisés actuellement par l'équipe présidentielle et dans les circonstances pénibles (pour l'image du président et de l'Algérie) que nous connaissons est un non-sens absolu. L'urgence est justement de changer de régime avant qu'il n'explose de lui-même avec des dégâts collatéraux imprévisibles. Le changement ne se décrète pas et ne peut être entièrement l'apanage des élites en place. La proposition sans doute sincère de l'ancien premier ministre Hamrouche de faire piloter la transition depuis l'intérieur du régime ne peut être au mieux qu'un point de départ, il est urgent d'impliquer dans le processus et le plus tôt possible des personnalités extérieures au pouvoir, sans quoi la crédibilité du processus serait gravement entamée. La férocité des élites en place et la culture de rent-seeking largement répandue dans la société algérienne a certes raréfié la disponibilité de ces contrepoids, mais les scènes économique, universitaire et même politique nationales ne manquent pas de personnages de référence respectables. Faire émerger rapidement une société civile indépendante identifiable est une des clés d'une ouverture crédible à la concurrence politique. En échange, l'Algérie ne pourra sans doute pas éviter une seconde amnistie en moins de 20 ans.
R. B.
Professeur des universités, université d'Aix-Marseille - Directeur scientifique de l'école d'économie d'Aix-Marseille
http://www.greqam.fr/users/boucekkine
Notes
1. Interview intégrale disponible à http://www.tsa-algerie.com/2014/03/22/entretien-avec-abdelmalek-sellal/
2. La question se pose naturellement bien au-delà du monde arabe. Par exemple, le cas du Venezuela interpelle à plus d'un titre après la disparition de Chavez.
3. Voir l'analyse de Dunne et Revkin sur l'inanité des réformes économiques sans concurrence politique dans le cas égyptien : M. Dunne et M. Revkin (2011), Egypt : How a Lack of Political Reform Undermined Economic Reform, Carnegie Endowment for International Peace – February 23.
4. Voir mon article: http://lecercle.lesechos.fr/economie-societe/international/221135388/reformes-algerie-menace-dun-echec-premature
5. Voir D. Acemoglu et P. Robinson (2006), Economic Origins of Dictatorship and Democracy, Cambridge University Press.
6. Cette analyse est basée sur R. Boucekkine, F. Prieur et K. Puzon (2014), On Political Regime Changes in Arab Countries, Document de travail 2014-1, Aix-Marseille School of Economics.
7. Un autre cas très intéressant dans ce cadre de réflexion est celui des monarchies du Golfe. Voir l'excellent ouvrage de C. Davidson (2013), After the Sheikhs : The Coming Collapse of the Gulf Monarchies, Oxford University Press.
8. Voir encore R. Boucekkine, F. Prieur et K. Puzon (2014), cité ci-dessus.
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