Liberté : Depuis le 1er juin, des consultations sont initiées sur la révision de la Constitution. Le projet portant révision propose que la politique de la réconciliation nationale soit retenue comme "une constante nationale". Quelle lecture faites-vous sur cette idée de constitutionnaliser la réconciliation ? Le changement de la Constitution traduit-il la volonté du chef de l'Etat de laisser son empreinte dans la future loi fondamentale ou doit-il être interprété comme une volonté de maintenir dans la durée une situation d'exception ? Chérif Driss : La proposition de constitutionnaliser la réconciliation nationale appelle deux observations. En premier lieu, la réconciliation est un processus qui s'inscrit dans un registre que les autorités politiques choisissent généralement d'un commun accord avec l'autre partie en conflit. Ce registre peut être juridique, on adopte alors la justice transitionnelle, ou il peut être moral, on opte alors pour une démarche de vérité. Le cas algérien est un mélange des deux, dans lequel sont sacrifiées, d'un côté les poursuites juridiques et de l'autre, la révélation de la vérité. En second lieu, cette démarche est éminemment politique. En ce sens que les autorités politiques l'utilisent comme un moyen pour ressourcer le répertoire de légitimité et créer de nouveaux clients de la mémoire. Le fait de l'ériger comme une constante nationale, au même titre que l'islam, la langue arabe et la Révolution de Novembre 1954, donne à penser que ces sources de légitimité ont atteint leur limite, en termes de capacités de mobilisation de la génération ciblée. Cette génération a vécu dans sa chair et dans son imaginaire la tragédie nationale. La temporalité dans laquelle cette génération s'inscrit, est en décalage par rapport à celle de la génération de Novembre 1954. Maintenant, on ne peut exclure l'hypothèse que le chef de l'Etat, qui appartient à la génération de Novembre 1954, soit mû par le souci de laisser son empreinte, mais aussi de faire en sorte que le registre mémoriel de la guerre de Libération nationale soit conforté par celui de la réconciliation nationale. Lors de ces consultations, des partis politiques ont émis des réserves sur l'inscription de la réconciliation nationale comme constante nationale par crainte de son élargissement à d'autres catégories. Après la main tendue aux terroristes sans limite dans le temps et sans pardon aux familles de victimes du terrorisme, la constitutionnalisation de la réconciliation nationale pourrait-elle entraîner une amnistie générale et/ou ouvrir la voie à des dérapages ? Il est vrai que la réconciliation nationale a contribué à l'apaisement de la situation sécuritaire ces dix dernières années. Il est vrai aussi que des efforts ont été faits pour prendre en charge les victimes du terrorisme, les femmes violées, les enfants nés dans les maquis, et pour réintégrer les travailleurs licenciés. Néanmoins, force est de reconnaître que telle que conçue, cette réconciliation nationale exclut toute demande de pardon de la part des terroristes aux victimes ; l'Etat se charge de le faire à leur place. De plus, cette réconciliation risque de devenir un fourre-tout. À savoir que sous ce vocable, l'on pourrait demander une amnistie générale. Des terroristes sont certes traduits en justice pour les crimes qu'ils ont commis durant la décennie noire ; mais quid de ceux qui ont appelé au meurtre ? L'amnistie ne doit pas être synonyme d'impunité et d'amnésie. Apaiser les esprits et réconcilier les gens n'impliquent pas, ni d'un point de vue légal ni d'un point de vue moral, de mettre sur un pied d'égalité la victime et son bourreau. De surcroît, le risque avec cette réconciliation nationale, qui dure dans le temps, est que les portes soient ouvertes à l'amnistie pour d'autres crimes, économiques j'entends. Les personnes accusées d'évasion fiscale, de détournement, de corruption ne vont-elles pas, elles aussi, demander la grâce ou l'amnistie, sous prétexte que des terroristes ont été graciés ? La consultation sur la Constitution, qui devrait durer un mois, se déroule sur fond de scepticisme et de fracture. Que va-t-elle peser, puisqu'elle est déjà boudée par une partie de l'opposition et des personnalités politiques, et qu'elle écarte des franges de la population ayant été les plus exposées au terrorisme ? Cette consultation obéit à une feuille de route bien précise : réviser la Constitution sans toucher au fond. C'est la raison pour laquelle les invitations n'ont pas été adressées à tous les acteurs politiques et civils. Lors du processus d'élaboration de la charte sur la paix et la réconciliation nationale, les victimes du terrorisme n'ont pas été associées. Il est illusoire de penser que les hautes autorités politiques consulteront toutes les parties concernées par la question, notamment celles qui expriment, depuis le début, leur opposition à certains principes, notamment ceux relatifs aux disparus et à l'absence totale de repentance de la part des anciens terroristes. L'an dernier, vous avez déclaré concernant l'attaque du site gazier d'In Amenas, dans le Sud algérien, que notre pays, ayant capitalisé une expérience de plusieurs années dans la lutte antiterroriste, a les moyens de faire face à ce genre de situation. Mais, d'après vous, quelle place occupe ou devrait occuper la promotion de la société civile dans (ou devant) la stratégie antiterroriste ? La stratégie de lutte contre le terrorisme ne doit absolument pas se cantonner à sa dimension sécuritaire et militaire. Les dimensions politiques et sociales sont tout aussi importantes. Il est important, de mon point de vue, d'associer la société civile dans cette stratégie. Cela se fera à travers le travail de sensibilisation sur les dangers que représente le terrorisme que les acteurs de la société civile entreprendront. Mais aussi par la promotion de cette société civile, dans toutes ses variantes, en tant que segment indispensable pour la concrétisation de la pratique démocratique. La promotion de la société civile est un gage contre la prolifération des idées radicales et extrémistes, lesquelles constituent le terrain fertile dans lequel se développe le terrorisme. En outre, la sécurité telle que conçue dans un Etat de droit est une question citoyenne, dans le sens où la sécurité n'est pas perçue comme celle d'une minorité agissante et influente, mais celle de l'ensemble de la population. Celle-ci a donc recours à tous les instruments que confère la loi afin de défendre ses droits et donc assurer la sécurité de la collectivité. Dans un Etat moderne, la sécurité commence par la base et ne se fait absolument pas au détriment des libertés de chacun. H. A. Nom Adresse email