Le ministère public a requis une amende de 40 000 dinars contre le caricaturiste et 140 millions de centimes contre Liberté. Le délibéré est pour le 31 décembre 2002. Dilem versus les généraux. Enfin ! est-on tentés de dire. Il a donc fallu un tribunal pour les réunir. Et nous avons eu droit à un procès “exemplaire” : le procès de l'imagination. Il aura été fort de tous les ingrédients qui alimentent les grandes chroniques judiciaires : passion, pathétisme, une sacrée grande cause, beaucoup d'esprit et de l'émotion. 9h30. Le hall du palais Abane-Ramdane grouille déjà de monde. D'emblée, les têtes de trois patrons de presse émergent du lot : Mohamed Benchicou (Le Matin), Fouad Boughanem (Le Soir d'Algérie) et Abrous Outoudert (Liberté). Et puis… un artiste en costard, une gouaille d'Italien : Ali Dilem. 9h40. Le juge investit la salle d'audience du tribunal correctionnel. Une salle clairsemée où les confrères brilleront par leur absence, de même que le “fans club”. Ambiance plutôt pépère. Pourtant, deux “stars” de la presse à l'affiche : en sus de notre caricaturiste vedette, un chroniqueur non moins prisé : SAS. Sid-Ahmed est à Paris, lui. Benchicou devra répondre de six “tags” de Mister Semiane. D'entrée, le juge expédie les “affaires courantes”. Notre collègue Salim Tamani accompagné de Abrous Outoudert ouvrent le bal (ou plutôt la barre). Ils sont convoqués pour un radar de Liberté sur la Cnas de Biskra. Affaire reportée au 31 mars 2003. 10h. Mohamed Benchicou, assisté de son avocat, Me Mohand Messaoud, se présente par-devers le jeune président du tribunal. Une chronique de SAS sous le titre Pourquoi l'eau n'ira pas dans vos robinets ? (17.2.2002) donne lieu à un débat passionné, annonçant par là même la couleur de cette journée dédiée entièrement aux “subtilités” du monde de la presse. Le Matin s'en tire avec une amende de 50 000 DA requise par le procureur de la République à l'encontre du chroniqueur, tandis que pour la publication, il est demandé qu'elle verse 140 millions de centimes au MDN à titre de dommages et intérêts. Inutile de préciser que ce n'est là que la requête du ministère public. Le verdict de l'affaire sera rendu le 31 décembre prochain. 11h05. Ali Dilem est appelé à la barre, accompagné de “son” directeur – comme il aime à le désigner. Objet de la plainte : une caricature représentant un général en lunettes noires, appuyé sur une canne, qui ressemble, à s'y méprendre, à un certain Khaled Nezzar, et celui-ci qui lit à un haut responsable le programme des déplacements du président Boudiaf : “Le 16 janvier, il sera à Alger, le 2 mars à Oran, le 29 juin à Annaba et le 30 à… El-Alia”, assène malicieusement notre trublion, glissant cette bulle assassine dans la bouche de son Schtroumpf en casquette. Aligné à côté de M. Abrous, un homme fluet, tout ce qu'il y a de simple : c'est le représentant du MDN, directeur des affaires juridiques et du contentieux, le colonel Boussis. Il est encadré de deux avocats : le bâtonnier Me Belloula Tayeb, secondé de son fils, Me Belloula Djamel. Les minutes de ce procès sont absolument surréalistes. Nous vous laissons le soin de les apprécier. C'est la deuxième fois dans les annales qu'un caricaturiste est assigné en justice. Troublant parallèle avec les moments terribles de cet été 1996 où Chawki Amari, un autre monstre sacré du dessin de presse, répondait devant le juge d'une “errance” de son trait après un mois d'emprisonnement à Serkadji. - Le juge (à l'adresse de Dilem) : “Veuillez nous expliquer ce que signifie votre dessin ?” - “Mais c'est à la partie civile de nous dire, votre honneur, en quoi se sent-elle lésée par ce dessin ? Ce n'est pas à mon client de le faire !”, objecte Me Bourayou avec sa véhémence habituelle. - Le juge réitère sa question : “Expliquez-nous, M. Dilem, de quelle façon le MDN est-il impliqué dans l'assassinat de Boudiaf ?” - Dilem prend son dessin et l'exhibe à la face du juge : “Je n'ai rien à expliquer. Mon interprétation est là. Où est-ce que vous voyez que j'ai accusé l'armée d'avoir liquidé Boudiaf ? Ce sont des gens qui l'ont dit, son fils Nacer l'a dit. Moi je suis un caricaturiste. Je prends des faits, des déclarations et je les commente à ma façon.” - Le juge : “Et qui est l'homme à la casquette qui est représenté ici ?” - “C'est Nezzar.” - “Un militaire ?” - “C'est Khaled Nezzar. Vous me convoquez et vous n'arrivez même pas à reconnaître qui est dessiné ?”, lâche Dilem, décapant. Le juge accuse mal sa réflexion : - “Ici, vous êtes dans un tribunal et vous devez vous plier aux règles de ces lieux comme n'importe quel citoyen ! Je ne suis pas censé savoir ce que vous dessinez. Moi je pose les questions et vous, vous répondez. Alors, pas de commentaire !” Le ton monte. La tension s'aiguise. Dilem est plein de civilité, mais c'est une âme de rebelle. Ses amis retiennent leur souffle. Le dessinateur revient à la charge : “Toujours est-il que je m'étonne que cet honorable cour ne soit pas au fait de choses aussi triviales.” Pour calmer les esprits qui commençaient à chauffer de part et d'autre, le procureur de la République a cru utile d'intervenir avec beaucoup de diplomatie pour raisonner Dilem et lui expliquer que le propos était simplement de poser des questions précises en vue de situer les faits. Le jeu de questions-réponses reprenait à peine que l'avocat du MDN provoque, de nouveau, l'ire de Dilem : “Dans votre caricature, il est suggéré un périple pour le Président qui se termine au cimetière d'El-Alia. Quelle a été votre source, en l'occurrence ?” Dilem refuse d'y répondre. Le juge l'accule. Dilem martèle : “C'est une question ridicule !” Puis d'enchaîner : “Mais je n'ai pas de source, je suis caricaturiste. Je m'inspire des faits que je lis, des déclarations des uns et des autres. Ensuite, je fais mon Mickey ! Le programme n'existe pas. C'est une fiction. Je n'ai pas été avec ces gens-là, voyons ! Voilà. Ma réponse est aussi ridicule que la question !” Me Bourayou fulmine : “Mais ce n'est pas possible ! Dilem est un artiste, pas un journaliste. Sa source d'information, c'est son esprit !” L'échange entre Me Belloula fils et le caricaturiste finit par se “stabiliser” autour d'un ton plus serein. La froideur du droit contre le pétillement de l'imagination et de la fantaisie. Dilem explique, l'avocat prend acte en affinant ses questions, le formalisme procédurier le disputant âprement aux effusions passionnelles, ce qui ne manquera pas de faire sourire le représentant du ministère public, sans doute amusé par la teneur surréaliste du débat. Cela doit changer grandement nos magistrats du prosaïque des petites affaires de “hammams”. Le représentant du MDN est invité à répondre aux questions de Me Bourayou. Le PV des dépositions du colonel Boussis devant la police à la main, il l'interroge sur ses déclarations. Le colonel finit par reconnaître que Dilem “insinue” des choses plus qu'il ne les énonce, et que ses dessins sont une œuvre ouverte où il ne fait que suggérer une interprétation des faits. Le débat prend de la voltige. On se met à deviser sur l'esthétique et l'esprit de cet art retors qu'est la caricature, sur ses subtilités. Le juge le dit d'ailleurs, à un moment, à Dilem : “Aya sidi, khallina nataâlmou mennek !” Autre moment fort : le représentant du MDN parle de “campagne de dénigrement de l'institution militaire”. Me Bourayou met de suite en garde contre la tentation de mettre Dilem dans le même sac que les chantres du “qui tue qui ?”. Le colonel Boussis s'en défend : “Nous n'avons jamais dit cela. Le fait est que nous assistons à des attaques en série contre l'institution militaire, et nous avons résolu de répliquer chaque fois que l'honneur d'un membre de cette institution est bafoué, que cela vienne de M. Dilem ou de quelqu'un d'autre !” - Me Bourayou : “Qu'est-ce qu'une caricature ?” - Le colonel Boussis : “Je ne suis pas un spécialiste en la matière.” - “Vous nous attaquez sans même savoir ce qu'est une caricature ! Comment avez-vous fait pour identifier les éléments constitutifs du délit, alors ?” Le juge coupe court. On se lance ensuite dans une interminable exégèse de la satire caricaturale où Dilem est prié de donner sa conception de son art. Ensuite, Abrous Outoudert est invité à s'expliquer sur le dessin. Il dira : “Boudiaf a été tué par un militaire. Les gens ont parlé. Il y a eu des livres, des commissions, des enquêtes, et le MDN n'a jamais fait de communiqué pour nier que Boumaârafi était un militaire. Certes, c'est un acte républicain de déposer plainte. Mais c'est aussi un acte républicain d'honorer à chaque 16 janvier, et chaque 29 juin, la mémoire du défunt président Boudiaf, d'autant plus que Dilem est né un 29 juin. Et si Dieu nous prête vie, nous allons encore le faire l'année prochaine.” Dans leur plaidoirie, les avocats de la partie civile ont cru bon, comme à chaque fois que le travail des journalistes est mis en cause, de leur rappeler le bréviaire du professionnalisme. Retenons, à l'occasion, cette “perle” de la diatribe de Me Djamel Belloula : “Boumaârafi a été jugé et reconnu coupable. Pourquoi le caricaturiste n'a-t-il pas fait de dessin ayant les traits de Boumaârafi ?!” Dans sa plaidoirie, Me Bourayou lui rétorquera : “Puisque vous avez décrété que la vérité divine s'est prononcée sur la mort de Boudiaf et que c'est Boumaârafi seul qui est coupable dans cette affaire, pourquoi vous vous en prenez à Dilem ?” Et de conclure : “Par définition, la caricature fait dans l'excès et le grotesque. Il ne nous reste plus que le rire pour affronter notre quotidien amer. N'oublions jamais que sans les dessins de Ali Dilem, on n'aurait pas pris conscience, d'une certaine manière, de l'horreur de la barbarie terroriste !” Invité à prononcer un dernier mot, Dilem, ému, dira simplement : “Aujourd'hui, ce n'est pas mon dessin qu'on juge, c'est ce moyen d'expression qu'est la caricature !” Le ministère public requiert 40 000 DA contre le dessinateur et 140 millions de centimes contre le journal. Le délibéré est pour le 31 décembre 2002. À signaler que Dilem devait répondre d'un deuxième dessin. L'affaire a été reportée au 15 mars 2003. À l'issue de ce procès qui aura duré une heure et demie, les débats se sont poursuivis dans le hall. Le directeur des affaires juridiques du MDN, le colonel Boussis, nous déclarera : “Nous ne demandons que l'application des lois de la République, y compris sur les généraux !” Ali Dilem, quant à lui, commentera : “C'est minable ! C'est minable ! À ce train, j'appelle instamment M. Hattab à m'ester en justice. Il a les mêmes droits que moi. Il me chagrine de voir un président de la République à qui on a logé une balle dans la tête et ne pas pouvoir faire de dessin. Si les généraux persistent à s'estimer intouchables, s'il y a une sacralité d'être un général, je suis désolé, je ne partage pas cela !” M. B.