"Ainsi se dégage la vérité définitive : les activités individuelles, isolées, croissent lentement ; opposées, elles s'entredétruisent ; juxtaposées, elles s'additionnent ; seules, des activités associées croissent rapidement, durent et multiplient." Léon Bourgeois À la fois finalité motivante et mobilisatrice et objet de controverses dévastatrices, le projet de construction d'un consensus politique pour réaliser une transition démocratique se présente dans le contexte actuel comme un vecteur de transformation des modes de gouvernance qui peut être compris au moins de deux manières. La première, prônant l'hégémonisme d'alliances ou de convergences, est celle adoptée par toutes les structures politiques d'opposition qui se disputent actuellement la paternité du prototype et la légitimité de leadership. Il s'agit ici de le comprendre comme un processus basé sur l'application de la théorie des transactions dans sa version orthodoxe, c'est-à-dire faire, comme on a fait au Congrès de la Soummam, réunir les principaux acteurs politiques qui partagent le pouvoir, d'une façon directe ou indirecte, en étant aux postes de gestion ou en pratiquant l'encombrement dans l'opposition, en vue de réfléchir et mettre en œuvre un projet consensuel devant permettre une transition démocratique graduelle. S'il est vrai que, comme après le congrès de la Soummam, cette démarche pourrait donner naissance à de nouveaux rapports de force, il est non moins vrai que ces nouveaux rapports de force ne manqueront pas d'inspirer, encore une fois, la prophétie du prophète de l'humanisme : "...Pauvres montagnards, vos ennemis de demain seront pires que ceux d'aujourd'hui." En effet, théoriquement, la théorie des transactions dans sa version classique préconise que des acteurs rendus visibles par leur position et incontournables par leur fonction se rencontrent et discutent ensemble ; et en discutant ils vont parvenir, en se faisant des concessions, à un contrat consensuel satisfaisant pour tous et obligeant chacun d'eux à se conformer à ses principes. Ce type de consensus, négocié par les groupes hégémoniques, aussi lumineux soient-ils, ne fait que réaliser un passage d'un état d'équilibre par la terreur où une minorité se donne la légitimité historique de décider sur une majorité en éternelle immaturité ayant comme meilleure existence possible l'opulence dans la médiocrité, à un autre équilibre par la terreur où, pour la majorité, la feuille blanche du destin des futures générations est noircie, noircie ensemble par une minorité d'acteurs qui, en faisant, s'assurent une vie fleurie. La deuxième, substantiviste, consiste à le comprendre comme un processus de changement social appuyé et permis par une prise de conscience générale débouchant sur une société à laquelle, comme aurait dit Rousseau, ne peut convenir qu'un mode de gouvernance démocratique au sens moderne. D'un point de vue théorique, cette compréhension ou cette vision a comme pilier le postulat que le mode de gouvernance basé sur les canons de la démocratie est un produit de la société autant que les hommes qui le conçoivent ou le mettent en œuvre. En ce sens, nous devons considérer la construction d'une alternative démocratique comme un travail d'échange social qui structure l'appartenance des membres de la société aux structures et principes de la modernité et cristallise un mode d'engagement par le système de liens des membres de la société civile et des partis politique aux choses (biens communs), aux siens (ceux de son village, de son quartier...) et aux autres (ceux avec qui nous n'avons pas a priori des liens ou des sympathies particuliers). D'un point de vue pratique, parce que, pour reprendre la brillante idée de Bouglé, la qualité de la solution dépend "de la conception faite tant des fins les plus dignes de la société, que des moyens les plus aptes à les réaliser", la réussite d'un travail de mise en œuvre d'un projet de transition démocratique par les structures politiques d'opposition comme elles sont présentement nécessite que ses porteurs fassent des ruptures, parfois très douloureuses, à plusieurs niveaux. Intérêt individuel-intérêt général L'engagement pour la réalisation d'un intérêt général ne peut s'accommoder aux stratégies ou tactiques visant la satisfaction des intérêts individuels. S'inscrire dans la logique de l'individualisme au sens que donne à ce mot l'économisme, c'est-à-dire le comportement recherchant la maximisation des utilités personnelles de type matériel, nous amène à contribuer activement à la destruction de l'intérêt général. En effet, l'individualisme au sens philosophique, c'est la morale à s'imposer consistant à vouloir pour l'autre ce qu'on est porté à vouloir pour soi et, ce qui est la même chose, ne pas vouloir pour soi, ce qu'on voit être refusé pour la majorité (sinon ce serait contribuer à la création de l'exclusion, de l'injustice). Pour argumenter d'une façon plus simple, le peuple algérien ne veut plus croire que puisse lui soit réalisé le socialisme ou le communisme par ceux qui s'offrent des rémunérations mirobolantes et des conditions matérielles luxuriantes, ni un Etat théocratique ou démocratique par ceux qui mènent une existence pachalesque exempte de morale et d'éthique. Intellectuel-actionnel La séparation très visible dans la pratique politique algérienne entre, d'une part, l'élite ayant l'exclusivité du droit à réfléchir des solutions et, d'autre part, la masse du peuple utile pour la sensibilisation dans des épreuves d'action est aussi absurde que pernicieuse. Absurde parce que, comme l'a souligné Durkheim, "l'intellectuel n'est pas celui qui a le monopole de l'intelligence ; il n'est pas de fonctions sociales où l'intelligence ne soit nécessaire", et, j'ajoute, pour mettre en œuvre une stratégie intelligente, il faut des praticiens intelligents de même que la construction d'une bonne stratégie du point de vue théorique nécessite la prise en compte du génie pratique. Pernicieuse parce que le management stratégique moderne nous apprend que les objectifs stratégiques sont mieux réalisés lorsque les éléments de sa mise en œuvre opérationnelle ont participé activement à leur conception. En somme, plus que de réduire les frontières entre l'intellectuel et l'actionnel, l'intellectuel doit nourrir l'actionnel autant que l'actionnel doit instruire intellectuel. Acteur-auteur Habité par les notions du passé qui la hante, l'élite politique algérienne essaye vainement de construire pour le pays un avenir moderne en utilisant des outils vétustes. C'est ainsi que, par exemple, la notion d'acteur est souvent mobilisée qui fausse les résultats escomptés. Loin de stimuler et de développer les capacités de réflexion des individus, la notion d'acteur les annihile, dans la mesure où, comme au théâtre, elle réduit ceux-ci à jouer un rôle qu'ils n'ont pas conçu. C'est pour cela que, dans un projet de construction d'une alternative démocratique en tant que projet de société, il est nécessaire, dans l'attribution des rôles aux membres d'un projet de transformation sociale, de substituer à la notion d'acteur, celle d'auteur qui, elle, a l'avantage de faire de chaque membre impliqué dans la dynamique, un être à la fois pensant et agissant. Intériorité-altérité À l'heure des printemps démocratiques et de l'accent mis sur la société civile, la motivation de la société algérienne pour demander continuellement et pacifiquement la transition démocratique passe par la mise en commun par les structures politiques et associatives des savoirs et des expériences, pas pour se créer une atmosphère vindicative, mais pour se donner une intelligence collective. Un parti politique doit s'efforcer d'adapter ses constantes et ses visions à la diversité des situations. L'assurance donnée par les systèmes idéologiques ne peut nous mener qu'à l'impuissance face à la complexité des interdépendances et de leurs contraintes dans le cadre de différents engagements concrets portant sur le phénomène de société dans sa globalité. Contrat politique-quasi-contrat social Les deux versions, antagonismes du projet de construction d'un consensus politique pour une transition démocratique, sont comme ce soldat qui se bat contre son double en ayant comme pomme de discorde la divergence au niveau des variables principales, qui, pourtant, ne peuvent que donner le même résultat. En effet, commencer par réunir les opposants pour, par la suite, amener le pouvoir, par des pressions, à faire des concessions ou intégrer dès le départ le pouvoir dans les consultations et l'amener, par la discussion et la moralisation, à lâcher du lest, c'est, en définitive, le même résultat principal que cela va donner : construire un autre contrat politique qui, faute de ne pas avoir pris en compte la société civile, à comprendre non pas comme groupe de représentants institutionnels mais comme dynamiques sociétales réelles et diversité culturelle, va cristalliser un autre ordre où le totalitarisme unificateur va déployer sa force, la légitimité populaire ou la démocratie par la loi du plus grand nombre, pour étouffer et absorber les spécificités, les minorités et les nouveautés. Les sociétés modernes de pacifisme et de civisme, de cohabitation et de mutuelle acceptation, de diversité et de créativité, de liberté et d'égalité, font les produits d'un quasi-contrat au sens de Bouglé, c'est-à-dire un contrat social qui soit comme toutes les catégories de la société l'auraient voulu. Pour que par le quasi-contrat, le nouveau n'efface pas brusquement l'ancien et que l'ancien n'étouffe pas le nouveau, l'implication active de la société à son établissement en injectant dans ses veines, à doses tolérables, des principes émancipateurs des archaïsmes est indispensable. Synthèse En ayant utilisé le travail de sensibilisation pour la construction d'un consensus politique pour s'entredéchirer et en ayant lancé des consultation pour réaliser un consensus politique dont les résultats alimentent le dissensus endémique, les partis politiques d'opposition sont aujourd'hui interrogés, sinon remis en question dans leur option pour un projet de construction d'une alternative démocratique durable, arrimé aux préoccupations légitimes, individuelles et collectives, des membres de la société. Pour ne pas décourager les rares dernières volontés croyant encore en un possible démocratique pour l'Algérie, ces partis doivent commencer par s'accepter comme sous-systèmes engagés dans une pluralité de structures d'action et de réflexion, de construction et d'échange d'expériences, de systèmes culturels et institutionnels formels et informels. Ils doivent ensuite se rendre compte que mettre des forces en rapport les unes avec les autres n'est pas suffisant pour créer un nouveau rapport de force, tout comme intégrer le pouvoir dans les consultations n'est pas suffisant pour réussir la grande et vertueuse transformation. La vaine tentation de se faire l'élément pivot pour la création d'un autre "Congrès de la Soummam" est dangereuse pour la démocratie que, de vive voix, ceux qui souffrent réclament, la démocratie des temps modernes qui ne se fait que par et pour la pluralité et l'altérité. Nous pouvons ainsi affirmer que l'effort des militants politiques, pour réussir le projet de transition démocratique, doit se faire au niveau de la société en l'aidant à créer des espaces publics de proximité autonomes et au niveau d'eux-mêmes en se faisant comprendre que, pour eux, "il s'agit, disait Durkheim, d'utiliser la réflexion, non de lui imposer silence. Elle seule peut nous aider à sortir des difficultés." Z. M.-A. *Enseignant-chercheur à l'université de Béjaïa