Les animateurs du Café littéraire de Béjaïa ont invité, samedi dernier, le chercheur, linguiste et historien Younès Adli. Il a présenté ses ouvrages, notamment le dernier en date, Les efforts de préservation de la pensée kabyle aux XVIIe et XIXe, paru en deux tomes aux éditions l'Odyssée. M. Adli a entamé son exposé en rappelant les raisons qui l'ont poussé à écrire sur la pensée kabyle aux XVIIe et XIXe. Un ouvrage qui s'inscrit dans le prolongement de ses travaux qui ont fait l'objet de publications telles qu'Arezki El-Bachir et Si Mohand Ou Mhand, le résistant et le poète. Une preuve, s'il en est, de l'existence d'une pensée kabyle qui a permis l'émergence de ces héros. Sinon "pourquoi, pour l'exécution d'Arezki El-Bachir, pas moins de 15 journaux de la métropole de la France coloniale avaient dépêché des envoyés spéciaux ?", s'est demandé M. Adli. À côté de Si Mohand, "lui aussi résistant à sa manière" – par sa poésie qu'on continue à clamer, y compris de nos jours –, l'auteur évoque l'aura d'El-Bachir Amellah, un enfant de la région et ami d'Arezki El-Bachir, celles aussi de cheikh Mohand Ou El-Hocine, de cheikh Ahedad et de Youcef Oukaci. Pendant l'occupation ottomane, en Kabylie, dans la région de Timezrit plus précisément, on extrayait du fer des entrailles de la terre pour le conditionner en barres et le vendre à Alger. À la même époque chez les Ath Abbas, on brodait avec du fil d'or, technique répandue aujourd'hui dans le Constantinois. Les Turcs faisaient appel aux Kabyles d'Ath Ouassif pour leur construire des retenues d'eau. Les tuiles, les armes et les munitions étaient fabriquées localement. Il y a donc un savoir-faire et une pensée à l'origine de ces faits et prouesses. Cette pensée kabyle, selon l'ancien directeur de publication de l'hebdomadaire Tamurt /Le Pays dans le début des années 1990, qui a cessé de paraître depuis, est le prolongement de la pensée amazighe qui, elle, remonte à très loin dans le passé, et dont on n'a pas encore percé tous les secrets. Laânaya (la protection), qui a traversé les siècles, existait déjà avant Carthage, puisque, selon l'auteur, Elissa Didon, fondatrice de cette cité, fuyant son frère le roi Tyr, reçut la protection du roi amazigh Yerbas et s'établit sur les côtes amazighes. Pour M. Adli, cette pensée kabyle se présente dans tous les domaines de vie de la société. Elle est politique dans la gestion des affaires de la cité avec tajmaât (assemblée du village) ; juridique dans le droit coutumier ; économique dans l'hypothèque et autres pratiques dans les transactions entre les membres du groupe, pratiques saluées par Durkheim, Kovalovski, Marx, Engels et Rosa Luxembourg ; religieuse dans la tolérance et la séparation de la foi des affaires de la cité ; et même écologique, puisqu'à titre d'exemple, un villageois n'avait pas le droit d'abattre un arbre, même lui appartenant, sans l'aval de tajmaât. Mais aussi une pensée profondément humaniste, qui met l'humain au centre de ces préoccupations. Pas de prison, et le bannissement remplace les vendettas en cours ailleurs. Pas de guerre de religions. À cet effet, Adli citera Boukabrine, qui a dit lors d'un voyage en Egypte, pour dénoncer les crimes commis au nom de la religion : "Man wadhaâ el-amir fi makan el-dhamir fa houa haqir" (qui met le prince à la place de la raison est un méprisant). En somme, pour l'auteur, la pensée kabyle aux XVIIe et XIXe est la survivance d'une grande civilisation, dont a parlé Hérodote et chez qui venait Alexandre le grand consulter l'oracle auprès de la Sibylle libyque. M. O.