Des militants avaient pris le risque de confronter leurs convictions au discours totalitaire. On mesure aujourd'hui le chemin que ce courage a permis de parcourir en trente-cinq ans. Pour l'amazighité du pays et pour sa démocratie. Avril 1980 a fini par s'imposer comme moment charnière de l'histoire politique de l'Algérie. Souvent réduit à l'expression d'une revendication culturelle ou linguistique, le mouvement identitaire tire sa portée politique de ce qu'il remet en cause la formulation de la question du recouvrement de la souveraineté nationale dans sa dimension prospective. La naissance et le développement du Mouvement national algérien n'ont pas échappé à l'effet de résonance du réformisme musulman et du panarabisme. Pour les leaders nationalistes formés à l'idéologie panislamisme (Zitouna et al-Azhar) du "renouveau arabe", la perspective d'une Algérie indépendante n'était concevable que pour réintégrer l'entité arabo-islamique exclusive, l'oumma. L'Association des ulémas, créée en 1931, se définit comme "mouvement culturel". Son slogan est : "L'islam est ma religion ; l'arabe est ma langue ; l'Algérie est ma patrie." Mais, malgré ce troisième volet du triptyque, pour Ben Badis, "la nationalité politique n'est pas indispensable" si "la nationalité ethnique et religieuse" (nous) était reconnue. Quand Messali Hadj fonde le PPA (après une seconde dissolution de l'ENA), en 1937, il en élimine les cadres kabyles (Imache, Si Djilani, Yahyaoui). Il se rapproche des ulémas et rencontre Chakib Arslan en Suisse. Le nationalisme du PPA se dissout dans le réformisme, de sorte qu'en dépit des massacres de Mai 1945, le PPA se présente aux élections de 1945 sous l'étiquette MTLD ! Toile de fond du mouvement, la question identitaire a déterminé le développement séquentiel du combat nationaliste. Celui-ci était aussi un combat identitaire. Deux ans après la mise sur pied du parti Baâs en 1947, énonçant la doctrine du panarabisme, la crise "berbériste" allait se "résoudre" au profit de l'option baâthiste. À la naissance du FLN, les auteurs de la déclaration du 1er Novembre consacrent l'objectif de "restauration de l'Etat algérien souverain, démocratique, social dans le cadre des principes islamiques" et, au chapitre international, prônent la réalisation de l'unité nord-africaine dans un cadre naturel... "arabo-islamique". L'islam et l'arabité constituent les seuls éléments d'identité soulignés par la déclaration de déclenchement de la guerre de Libération. Deux ans plus tard, le Congrès de la Soummam consacre la laïcité de l'Etat. Ce qui fait régir l'aile panarabe, à travers un Ben Bella "pris en charge" par l'Egypte nassérienne. Du Caire, il s'élève contre une plateforme qui n'a pas prévu "le principe arabo-islamique des futures institutions". L'échange épistolaire entre Abane et Ben Bella traduit l'opposition entre courant laïque et moderniste et le courant islamo-arabiste. Le meurtre d'Abane scelle brutalement le triomphe politique du second. À l'Indépendance, la prise de pouvoir par Ben Bella, après de sanglantes péripéties, le confirmera. La première Constitution stipule que "l'Algérie est partie intégrante du Maghreb arabe, du monde arabe" (art. 2), que "l'Islam est religion d'Etat" (art. 4) et que "la langue arabe est la langue nationale et officielle" (art. 5). Le souffle identitaire survivra, cependant, à toutes les répressions. Et la cause, harcelée de manière multiforme, allait reprendre ses positions, en s'ancrant davantage en Kabylie, dans les milieux urbains, à Alger notamment, et dans l'émigration. Et ce, malgré le retrait, sur la question, du FFS soucieux de "dékabyliser" l'opposition. C'est ce recul tactique qui expliquera la difficulté de certains cadres du FFS illégal à concilier durablement leur position organique et leur cause identitaire. Et qu'ils trouvent dans le RCD la conciliation de leur lutte culturelle et des convictions démocratiques que cette expérience de lutte n'a pas manqué d'éveiller en eux. De ce point de vue, le RCD, créé à la veille de la constitutionnalisation du multipartisme, a constitué la première jonction organique de la cause identitaire et de la cause démocratique, la première expression de la réalité une et solidaire de la souveraineté politique et de la souveraineté identitaire. Mais si le parti du RCD a été bâti dans un procès de structuration autonome, le RCD reste un produit direct d'un mouvement culturel qui a évolué en se confrontant aux obstacles politiques qui se dressent devant la revendication identitaire et linguistique. Les événements de 1980, qui se sont étalés entre mars 1980 et mai 1981 en Kabylie et à Alger, ont montré que la revendication amazighe répondait à une aspiration largement diffusée au sein de la population berbérophone. Des années de travaux culturels et universitaires discrets mais relativement structurés, la jonction entre militants intellectuels et la population et l'avènement du centre universitaire de Tizi Ouzou, providentiel point de coordination, ont permis l'explosion du mouvement politique le plus significatif et le plus spectaculaire depuis l'Indépendance. Le chantage à la cohésion d'une nation engagée dans la lutte de Libération a, depuis longtemps, laissé place au chantage de l'unité nationale devant les menaces extérieures en tout genre, devant la tactique du "cap Sigli"... Mais pour la première fois, le courage d'une masse de militants, "partisans" se référant simplement au mouvement identitaire, MCB, avait pris le risque de confronter leurs convictions au discours totalitaire sur une identité accomplie que toute mise en cause revient à une remise en cause de l'Etat national. On mesure aujourd'hui le chemin que ce courage a permis de parcourir en trente-cinq ans. Pour l'amazighité du pays et pour sa démocratie. Même si toutes les avancées ont été suivies de régressions, tant l'idéologie, ou plutôt les idéologies, islamistes et panarabismes, n'ont jamais désarmé devant la revendication démocratique et identitaire. Pour ne pas avoir à s'encombrer de l'expression complexe d'un peuple souverain et multiculturel, les forces idéologiques avaient besoin de l'enserrer dans un moule identitaire sommaire et supranational : la oumma arabo-islamique, plus arabe qu'islamité ou inversement, selon les circonstances. L'algérianité, comme notion culturellement autosuffisante, était devenu subversive : elle renvoie à l'examen de notre histoire propre, non à l'histoire d'une succursale de l'oumma. Malgré les répressions et les manipulations, le souffle identitaire est intact. L'expérience des luttes démocratiques post-Indépendance, en dévoilant la solidarité de l'idéal démocratique et de l'évidence identitaire, lui a suscité un surplus de résistances conservatrices et régressives... le chemin de la souveraineté et de la démocratie est encore long. Et Avril 1980 aura été un acte inaugural en ce qu'il a — pour paraphraser Ben M'hidi — "jeté dans la rue" cette quête historique. M. H.