Dans cet entretien à l'occasion de la conférence nationale sur l'éducation, le Pr Chitour, se démarquant des thèses nihilistes, estime qu'un chemin est parcouru, au moins sur le plan quantitatif, et avance des pistes de recherche pour faire opérer au système un bond qualitatif. Liberté : On a souvent employé le mot "sinistre" pour parler de l'école algérienne. Pensez-vous que le jugement correspond à la réalité et quel est votre diagnostic ? Chems-Eddine Chitour : Avant de rentrer dans le vif du sujet, mesurons honnêtement le chemin parcouru du point de vue quantitatif. 1962 : 600 000 élèves, une centaine d'établissements scolaires dont 6 lycées, 500 étudiants avec une université, une école d'ingénieurs et un institut agronomique. 514 000 élèves dans le primaire, 6 250 dans le moyen et le secondaire. 589 étudiants. Moins d'un millier de diplômés en 132 ans d'œuvre positive. Ce chiffre est à comparer, au nombre de diplômé(e)s formés par l'université algérienne malgré ses insuffisances qualitatives, plus d'un million. En 1962, la situation était exceptionnelle ; il n'y avait pas d'enseignants et la massification a permis à 26 nations de contribuer à formater l'imaginaire des enfants. Afflux massif d'enseignants du Moyen-Orient. L'arabisation hâtive laminait les derniers îlots de cohérence. Enfin, un récit historique qui fait l'impasse sur 3 000 ans d'histoire était imposé à la hussarde. L'Algérie basculait dans une sphère moyen-orientale en perdant sa spécificité et ses fondamentaux à la fois sur le plan culturel, mais aussi cultuel. C'est un fait, tout les gouvernements qui se sont succédé ont mis à disposition des moyens. L'éducation absorbe près de 20% du budget pour 9 millions d'élèves. Certes le budget est de plus de 700 milliards de dinars avec à peine en moyenne 80 000 Da par élève. En Europe, le coût est 10 fois plus important (9 000 euros). Sur ce budget, 90% représentent la masse salariale, ce qui ne laisse pas grand-chose aux équipements pédagogiques. Le ministère de l'Education organise depuis samedi une conférence nationale sur le système éducatif. Qu'attendez-vous de cette conférence. Pensez-vous qu'une autre réforme s'impose ou qu'il suffirait juste d'introduire quelques correctifs à la réforme issue de la fameuse commission Benzaghou ? Certes, la ministre de l'Education a travaillé dans des conditions difficiles et heureusement l'éducation a été une préoccupation constante du Premier ministre. Nous sommes plusieurs à avoir porté à bout de bras le système éducatif, mais il faut raison garder. Peut-on dire honnêtement qu'un score de 51% veut dire qu'il y a une performance par rapport à l'année dernière. Nous devons faire preuve d'humilité car nous n'avons pas de référents absolus ; il y a bien longtemps que nous ne répondons plus aux critères du bac Unesco. Quid des 49% qui ont échoué au bac et dont on ne parle pudiquement pas ? A contrario, s'il faut se féliciter d'apprendre que six lauréats, ayant concouru pour des Olympiades de mathématiques, ont eu des médailles et ont permis à l'Algérie de se classer 62e sur 103. C'est exceptionnel et le Premier ministre a tenu à les féliciter, eux qui ont été oubliés de la cérémonie pour les bacheliers. La réforme voulue par le Président en 1999-2000, j'y étais, nous nous sommes battus pour faire émerger une école ouverte, tournée vers l'avenir. Honnêtement, je ne vois pas quel est le segment qui a été appliqué. Est-ce le canular de l'approche par compétence ? Pourquoi ne pas la remettre sur le tapis dans son intégralité ? Au cours de cette conférence, il a été question de réformer l'examen du bac, de créer un bac professionnel. Pensez-vous que les dysfonctionnements se résument uniquement à cela ? Je ne sais pas d'où vient cette trouvaille, il y a vingt-cinq ans, le ministère de l'Education avait proposé 25 bacs professionnels ? À l'époque, il y avait une coordination enseignement supérieur-éducation, en tant que secrétaire général du ministère de l'Enseignement, j'ai dû négocier pour en réduire le nombre ; quelle est la finalité ? Il me semble que tout le système éducatif manque de visibilité en termes de métiers. Il est vrai que pendant longtemps l'université a été tenue soigneusement à l'écart. Quelle est la demande sociale ? Il me semble que le chantier de la transition énergétique est un challenge et l'éducation ferait œuvre utile en mettant en chantier un baccalauréat du développement durable qui aurait des prolongements dans la formation professionnelle et l'enseignement supérieur. Mme Benghebrit a encore plaidé pour "un pacte de stabilité" qui impliquerait tous les acteurs de la communauté éducative. Dans quelle mesure ce pacte est réalisable, sachant que sur le terrain, il y a encore des problèmes socioprofessionnels qui ne sont pas pris en charge ; il y a aussi de la surenchère syndicale. L'année académique s'est globalement passée dans de bonnes conditions. Cependant, il est nécessaire d'avoir à l'esprit que l'aspect pédagogique a eu des difficultés à être mis en place notamment à cause des grèves. Car il est curieux de constater que la majorité des grèves avaient des motifs matériels. Certes, on ne peut pas nier le sort funeste fait aux enseignants dans la hiérarchie sociale quand un footballeur gagne en un an ce que gagne un enseignant en une carrière ; il y a quelque chose de détraqué dans l'échelle des valeurs. L'école ne fait plus rêver et certains parents cherchent des stratégies pour assurer le futur de leurs enfants en cherchant la meilleure école de foot... Au vu des problèmes socioprofessionnels l'acte pédagogique passe pour les syndicalistes au second plan. De ce fait, il est incompréhensible que la charte de l'éthique comme celle de l'enseignement supérieur soit mal perçue par les syndicats. Peut-être qu'il serait nécessaire de la présenter aux enseignants eux-mêmes pour recueillir leur avis. La charte de l'éthique c'est la consécration du vivre-ensemble qui donnerait une cohérence à tout le système éducatif. Que faut-il faire alors ? Tout d'abord, il nous faut consacrer le vivre-ensemble. Quel projet de société voulons-nous ? De ce fait, la place de l'amazighité à l'école doit être affirmée par un engagement sincère en y mettant les moyens pour faire ce qu'il y a de mieux en dehors de toute instrumentation. Nous devons connaître nos intérêts, nous devons introduire l'anglais dès les premiers cycles et faire en sorte que nous formions de parfaits bilingues arabes-français ou arabe-anglais. De plus, dans le système éducatif, le développement des lycées et des universités ne s'est pas conçu comme une instance à la fois de savoir et de brassage. En dépit du bon sens et contre toute logique et pédagogie, on implante un lycée ou un centre universitaire pratiquement par wilaya. Ceci est un non-sens pour le vivre-ensemble, on condamne le jeune à naître, à faire sa scolarité, son lycée et ses études "universitaires" ou réputées telles dans la même ville ne connaissant rien de l'autre. Nous devons penser à spécialiser des lycées à recrutement national (c'est le cas des lycées d'élite) à même de spécialiser les universités par grandes disciplines. Dans tous les cas, nous avons le devoir de stimuler le savoir en organisant continuellement des compétitions scientifiques, culturelles, sportives en réhabilitant le sport qui est un puissant facteur de cohésion. L'économie de la connaissance Comment consacrer la quête de la connaissance ? Imaginez, écrit Idriss Aberkane, brillant mathématicien, une économie dont la ressource est infinie. Si les matières premières sont finies, la connaissance est infinie. Donc, si notre croissance est basée sur les matières premières, elle ne peut pas être infinie. Si elle est basée sur la connaissance, une croissance infinie est très facile à atteindre (...). En 1984, Steve Jobs rencontre François Mitterrand et affirme "le logiciel, c'est le nouveau baril de pétrole". Trente ans plus tard, Apple possède une trésorerie de la taille du PIB du Vietnam ou plus de deux fois et demie la totalité du fonds souverain algérien — basé lui sur les ressources. La connaissance mondiale double environ tous les 9 ans, un chiffre hallucinant qui signifie qu'en moins d'une décennie, l'humanité produit plus de connaissances nouvelles que dans les sept mille dernières années de son histoire "quand on partage un bien matériel on le divise, quand on partage un bien immatériel on le multiplie". Nous devons tendre constamment à l'optimum. Il faut pour cela que les trois sous-systèmes du système éducatif aient une cohérence d'ensemble. La symbiose entre les trois sous-secteurs est indispensable, l'existence de moyens pédagogiques similaires des équipements pédagogiques du même type et au-dessus de tout l'unicité de la formation qui va de l'école au lycée, à l'université en passant par la formation professionnelle. Il en va de même de la coordination scientifique dans les disciplines principales enseignées (mathématiques, physique, chimie, biologie, lettres, langues et histoire et géographie). Il en va enfin de même du statut de l'enseignant qui nécessite l'harmonisation des compétences allant de l'école primaire (instituteur) à l'enseignement supérieur (professeur) en passant par les niveaux intermédiaires des lycées de la formation professionnelle et de l'assistant... Tout ceci milite en faveur d'un conseil de coordination du système éducatif. Les retombées seront, de mon point de vue, très bénéfiques. Revitalisation des disciplines mathématiques et mathématiques techniques Si on veut préparer le monde de demain, il nous faut miser à marche forcée sur la science et la technologie. Le pays dispose de plus de 2 000 lycées. Il est tout à fait possible de réserver dans un premier temps une dizaine de lycées à la formation de l'élite dans ces disciplines. Le programme serait bâti sur la prédominance des mathématiques, de la physique, de la chimie et de la biologie. Les élèves seront recrutés à partir de la première année secondaire à travers tout le pays. Il est fondamental de ne pas se tromper, de ce fait la collaboration totale des professeurs du supérieur de ces disciplines avec ceux du secondaire dans le cadre de comités pédagogiques doit être constante. Aucun pays au monde ne peut avancer technologiquement s'il ne forme pas d'ingénieurs et de techniciens. Il est hautement souhaitable de réhabiliter aussi et sans délai les bacs maths et techniques mathématiques. Mise en place de l'agrégation Au-delà de la réhabilitation des Ecoles normales, il est nécessaire de former les formateurs de ces écoles. L'agrégation est le chantier majeur qui permettra par une collaboration (enseignement supérieur, éducation nationale) de former les enseignants dont le pays a besoin. C'est peut-être le chantier pour lequel nous serons reconnaissants à madame la ministre de le lancer. Ce sera réellement un saut qualitatif. Enfin, une chaîne de télévision pour le système éducatif et la possibilité de fabriquer un million d'ordinateurs avec des coûts très faibles sont autant de défis qui sont à notre portée. Ces ordinateurs (laptop) pourraient même être fabriqués par des start-up d'universitaires et même par la formation professionnelle. Mettons, pour terminer, en place comme en Iran, une organisation pour le développement des talents brillants. Imaginons que l'on fasse des olympiades de la performance et qu'on récompense les meilleurs dans toutes les disciplines. Ce serait un brainstorming permanent qui nous change des émissions de chant, de danse et de foot. Imaginons que l'on mette en place des médailles pour les meilleurs enseignants que l'on réhabilite les professeurs émérites. Ces mesures, si elles étaient adoptées, donneraient un nouveau souffle au système éducatif qui montrerait qu'il s'engage résolument vers l'Algérie du futur. Le moment est venu de faire émerger les nouvelles légitimités du XXIe siècle. Chacun devra être jugé sur sa valeur ajoutée. C'est à l'école que se forme l'éco-citoyen de demain au lieu de l'ego-citoyen d'aujourd'hui. Entretien réalisé par : O. O.