Au-delà de la fête, c'est toute une organisation sociale qui s'est mise en place. Elle vient de la profondeur de l'organisation sociale kabyle. Virée dans un village où les mots "authenticité" et "partage" n'ont pas qu'un seul sens. La Fête de la figue qu'organise annuellement le village de Lemsella, dans l'aarch d'Illoulen Oumalou, est à sa 9e édition. Initiative des citoyens du village qui a pu, en l'espace de quelques années, s'imposer comme un rendez-vous qui accueille des milliers de visiteurs. Au-delà de la fête, c'est toute une organisation sociale qui s'est mise en place. Il est 13h30 lorsque nous entamons la descente depuis Illilten vers la commune voisine d'Illoulen Oumalou. En contrebas du village de Taghzout, limite géographique entre les deux communes, les cortèges nuptiaux se croisent difficilement sur ces routes étroites. Les fêtards s'occupent de la circulation. "Ici on ne connaît pas les agents de l'ordre public", nous dit-on. Illoulen Oumalou, région mythique de Bouzeguène, est d'abord un havre de paix. Accrochée fièrement au flanc de la montagne que domine le saint Sidi-Abderrahmane du côté de Takhlijt, la région compte une dizaine de villages répartis sur une colline allant du haut depuis Mzeguène et Aït Aziz, jusqu'à Tabouda vers le bas. Illoulen Oumalou est l'autre versant d'Illoulen Ousameur de la daïra d'Akbou (Béjaïa) que le mont de Chelatta sépare généreusement du côté de Tagidjutt et Agueni n'Tizi. À 13h, les champs sont désertés. "Il est déconseillé de toucher aux arbres sous cette canicule, à moins de vouloir leur disparition", avertissent les anciens. Après Agoussim et Maraghna At Lahcène, Lemsella se dresse sur une colline dominant la partie basse de la commune. De Lemsella, le contrebas d'Illoulen Oumalou avec ses plaines marquent la jonction avec les At Wizgan et les At Zikki à l'Ouest et les At Boubhir à l'Est. À cette heure de la journée, les visiteurs ne sont pas nombreux. Il faut attendre 16h pour voir les gens affluer à la Fête de la figue. Ils viennent des quatre coins de la wilaya, mais aussi d'autres wilayas comme Béjaïa, Alger, Sétif... "Tiwizi" artistique Sur la place du village, les jeunes organisateurs s'affairent à régler les derniers détails de la journée. L'édition en est à sa seconde journée. Un tour dans les ruelles de "Taddart" où des dizaines d'artistes ont trouvé refuge, explique l'engagement de ces citoyens à perpétuer ce qu'ils appellent "un legs des anciens". Le jeune Mohand Hamel, président de l'association Tighilit de Lemsella "La colline", explique que la figue était, jadis, "la seule source de revenu des ménages", d'où "notre attachement à cette tradition". Le jeune Hamel, explique que son village compte une centaine de variétés de figues. "Notre village, comme toute la région, est connu pour la qualité de ses figues sèches", poursuit M. Hamel qui explique que la fête est déjà reconnue comme régionale, mais émet le vœu "de voir les autorités lui accorder un statut de fête nationale". Les jeunes de l'association de désespèrent pas pour autant malgré les maigres moyens dont ils disposent. Leur richesse est l'engagement des villageois à perpétuer ce qui est désormais une tradition. Un coin pour les musiciens, un autre pour les artistes plasticiens et un autre pour les poètes et les écrivains... La route principale accueille, quant à elle, les stands de la figue et autres produits du terroir. Huile, miel, plantes médicinales... occupent l'entrée principale de Lemsella. "Tout cela nous vient de nos aïeux. Ils ont vécu dans la fraternité et le partage, donc, nous perpétuons cela", déclare K. Aouchiche, membre actif de l'association. Chants, poésie, peinture, danse, conférences..., une sorte de tiwizi artistique anime le village durant trois journées. Les soirées, des galas artistiques sont programmés. Des dizaines de vedettes de la chanson kabyle se produisent chaque année à Lemsella. Zayen, l'artiste aux mille couleurs était de la partie. Il est originaire de Lemsella. "C'est ma terre ici", a-t-il résumé quant à sa participation. L'authenticité en partage La Fête de la figue n'est pas un rendez-vous quelconque pour Lemsella. C'est l'occasion pour tous les villageois d'y participer. Comme un mechmel (volontariat villageois ou un bien commun), toutes les femmes et tous les hommes du village se partagent les tâches. Qui pour les procédures administratives, qui pour l'accueil et la prise en charge des invités... Dans le village, les jeunes filles de la section féminine de l'association s'occupent des expositions et de l'organisation interne. Toutes vêtues de robes kabyles, ces jeunes filles estiment qu'elles font d'abord un travail "citoyen". "Chez nous, les femmes sont d'abord des responsables. Nous avons une tâche que nous gérons, de ce fait, nous exprimons notre citoyenneté et nous l'exerçons pleinement", dit la responsable de la section féminine qui s'affaire à organiser, à la fontaine du village, la fête d'Anzar, (dieu de la pluie chez les Amazighs). "Ce sont nos traditions, nous veillons à ce qu'elles soient respectées et perpétuées", dit Dda Mohand, ancien émigré. Quant aux qualités de figues, les exposants expliquent que taâmrawit, tasgemt, ajanjar, abaqbus, taghanimt..., diffèrent pour leur goût. Un vieux a expliqué que des qualités sont exclusivement réservées pour en faire des figues sèches, tandis que d'autres sont consommées aussitôt cueillies. Sur place, des plats culinaires traditionnels à base de figue sont proposés par des jeunes filles. Peur des lendemains Malgré la joie et la bienséance qui animent le village, une peur des lendemains se fait sentir auprès, notamment des vieux du village. Pour eux, la fête "est une initiative à saluer", mais reste à savoir si la jeune génération prendra la relève des anciens pour entretenir les figuiers. Dda Ali, agriculteur, très respecté par les villageois, estime que la jeune génération est préoccupée par autre chose. Il craint que la fête ne devienne, dans quelques années, un moment pour se remémorer le travail des aïeux. "J'ai bien peur que la figue ne soit qu'un vague souvenir avec les jeunes d'aujourd'hui. Ils ne travaillent pas la terre et ne s'occupent pas des champs", ajoute-t-il. "Les jeunes aiment les figues, mais quand elles sont fraîches ou lorsqu'elles sont cueillies par les parents", ironise-t-il. "On nous considère, nous les amoureux de la terre, comme des arriérés", a ajouté Dda Ali pour exprimer sa peur de voir les champs abandonnés. Il se réjouit, néanmoins que la fête dédiée à la figue s'impose, mais appelle les jeunes "à travailler", car la paresse, est pour lui, une manière de "tuer la poule aux œufs d'or"... M. M.