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La dépense publique « peut devenir insoutenable »
Mohamed Laïchoubi , ancien ministre du travail , chercheur universitaire , à Liberté
Publié dans Liberté le 16 - 09 - 2015

Ce spécialiste des questions sociales et économiques estime illusoire , dans cet entretien , de penser réaliser un développement durable en « marginalisant » un pan de la société ou en créant des « déséquilibres » au niveau du territoire.

Liberté : La rentrée s'annonce apaisée, plusieurs syndicats se montrant conciliants. Et, le gouvernement ne peut que s'en réjouir. Pensez-vous que l'Exécutif, confronté aujourd'hui à une crise pétrolière des plus difficiles, ait fait le nécessaire pour une rentrée sociale pas chaude ?
Mohamed Laichoubi : La rentrée peut effectivement être une période propice à la confrontation où les partenaires sociaux saisissent l'opportunité du calendrier pour tenter de faire aboutir leurs prétentions et les concrétiser comme mesures à insérer dans le projet de loi de finance avant son adoption par le Gouvernement et l'Assemblée. Dans le cas de cette rentrée, la perspective semble en effet rassurante pour l'exécutif qui se présente, adossé à une action que la présidence a inscrit et impulsé dans la durée et qui s'est traduite par des mesures fortes que le gouvernement a mené en agissant sur 3 paliers. Les bas revenus : sur le plan salarial, sur une période déterminée, le SNMG a été revalorisé 5 fois. La dernière redéfinition avec l'abrogation du 87bis a concerné trois millions de travailleurs pour un coût de 7 milliards de dinars, le SNMG étant à 18000 dinars. Les couches moyennes et l'encadrement : Le salaire moyen net mensuel a progressé de 13,7% entre 2012-2013 et de 4,8% entre 2013-2014 pour s'établir à 37800 dinars (ONS). Il est plus important dans la sphère publique 52700 dinars du fait du secteur des hydrocarbures 98000 dinars et des banques et assurances 57800, le privé étant à 31000 dinars. Les mesures générales : Protection sociale : des mesures incitatives ont été menées avec pour objectif de sortir de l'informel une population de travailleurs indépendants estimée à un million en proposant une couverture sociale tout en exonérant des pénalités et en effaçant les retards - pour une cotisation de 12% du SNMG. La recette attendue étant de deux milliards de dinars. Relations de travail : un avant-projet de loi sur le code du travail est à l'étude et semble proposer une plus grande flexibilité du travail. Incitation au bénéfice des jeunes, notamment diplômés et de la production nationale : des exonérations de l'IBS ou l'IRG et de la TAP, pour une durée de cinq ans, avec des bonifications de 3% du taux d'intérêt des prêts bancaires ont été initiées. Ainsi, les concernés ne payeront ni impôts, ni taxes pendant cinq ans. Mesures de soutien : Transferts sociaux 1711,7 milliards de dinars, soit une croissance de 6,4% par rapport à 2014 (28% du PIB en 2014). Les subventions des prix des produits de base représentent 13,2% de l ‘ensemble. L'essentiel des transferts sociaux est réservé aux familles, à l'habitat et à la santé. Le soutien aux familles démunies est en augmentation de 7,5% et représente 26,5% du total des transferts. Les dépenses de l'Etat et relatives au logement seront maintenues selon les autorités (ministère de l'Habitat). Le secteur ne souffrira donc pas de coupes budgétaires. Des crédits à la consommation vont venir compléter l'ensemble de ces mesures. L'ensemble de ces actions reflète manifestement une approche politique de longue haleine, fruit d'un partenariat mené avec persistance entre les acteurs sociaux et l'exécutif. Il ne s'agit surtout pas d'une politique improvisée. C'est pourquoi cette rentrée dans sa dimension sociale semble se présenter sous de bons auspices. Cependant, la rentrée peut avoir une dimension politique, souvent les acteurs politiques tentent d'interférer pour faire valoir leur présence visant des objectifs plus ou moins avoués.
Les subventions, le gouvernement ne veut pas y toucher pour des raisons de cohésion sociale. N'y a-t-il pas là quelque chose de dogmatique ? Et comment va-t-il s'y prendre, si la crise s'étire dans le temps ?
Abordons si vous le permettez cette question par son aspect essentiel. Il y a tout d'abord un débat latent qui a été engagé à la faveur des présidentielles et qui qualifiait les dépenses de l'Etat d'onéreuses et laxistes. Ce même débat a rebondi et s'est accéléré à la faveur de la conjoncture actuelle. Il procède de confusion et se présente sous l'apparence de la neutralité en empruntant une démarche mécaniste qui consiste à dire : les revenus pétroliers se sont détériorés de 43,71 % au premier semestre, avec un creusement du déficit commercial et une érosion des ressources du fond de régulation. Le brent est passé de 110 dollars en juin 2014 à 50 dollars au début 2015. La dépense publique peut devenir insoutenable, il faut donc compresser dans les secteurs sociaux et dans les dépenses d'équipement en infrastructures. Si la motivation de cette démarche était réellement liée à l'efficience de l'utilisation des ressources financières et à la rationalité budgétaire, elle serait louable. Et si c'était le cas, elle aurait alors déclaré, réalisons un nouveau dispositif, mettons progressivement en place une nouvelle architecture, pensée et étudiée à la faveur d'une évaluation d'ensemble, portant sur nos approches sociales, celles édictées vers les jeunes, les entreprises et la sphère économique en général. Qu'il s'agisse de restructuration d'entreprise, de l'efficacité du crédit bancaire ou du tissu d'entreprises qu'il faut régénérer en le rajeunissant, en améliorant son management et ses performances. Or, le débat semble biaisé, orienté vers les seules subventions sociales tout en véhiculant d'énormes confusions, incluant tour à tour les collectivités locales et la sécurité sociale. Cet argumentaire semble indiquer que le champ sociétal n'est pas un chantier en lui-même, que la progression de la société se fera par génération spontanée et que la modernisation du territoire, et partant, de la société ne conditionne en rien le développement économique et la création de richesse. Dès lors, selon cette approche, il faudrait identifier les seuls zones et espaces utiles et y investir grâce à la minorité qui serait, elle seule, créatrice de richesse. Cette vision laisse très peu de place à la nuance et procède par mimétisme. L'Irlande et la Côte d'Ivoire à ce propos étaient considérées comme des modèles de réussite avant la grande débâcle économique qu'elles ont subie. Une partie de l'Europe elle-même s'interroge et suggère d'assurer un équilibre entre le développement social et le développement économique. Il est alors illusoire de penser réaliser un développement durable en marginalisant un pan de la société ou en créant des déséquilibres au niveau du territoire. Une économie moderne s‘appuie sur la majorité de la société et veille à structurer son assise territoriale. Les Etats-Unis, l'Allemagne, le Japon et l'Italie ont construit leur développement notamment par la structuration du territoire. Ceci étant, le débat de l'efficience budgétaire et de la rationalité de la dépense publique peut être mené dans la sérénité, sans a priori et surtout dans la transparence. Les protagonistes doivent s'identifier et non pas s'abriter derrière un langage techniciste, mais en réalité révélateur de choix politiques. Il faut se dire que les modèles politiques basés sur la minorité ont été mis en échec, que les modèles économiques fracturant le territoire et la société ne sont pas viables, mais surtout ne sont pas durables. Il faut également tirer des enseignements des crises actuelles y compris celles faussement intitulées « Printemps Arabes ». Au-delà de l'ingérence et du facteur géopolitique réel, elles ont également mis en évidence la fragilité de la gouvernance et surtout des fractures territoriales et sociales aux conséquences dramatiques, en Irak avec le pays kurde, en Libye avec Benghazi et sa région, en Côte d'Ivoire avec le Nord et le Sud, au Mali avec l'Azawad, en Syrie, en Ukraine etc. Face aux interférences géopolitiques, seule la cohésion sociale est une réponse efficace. Le fait est que les bienfaits du développement doivent bénéficier à l'ensemble de la société. L'éradication de la lèpre des bidonvilles de la périphérie urbaine dans les grandes agglomérations algériennes, en plus des mesures d'investissement des grands équipements au niveau du territoire procède de cette vision. Et je trouve que les critiques qui ont visé ces actions initiées au plus haut niveau ont été profondément injustes. D'autant que le chantier sociétal et la réalisation d'une économie forte sont liés. Les appréhender ensemble n'est évidemment pas une tâche facile, le chemin est plus long, il exige des politiques affinées et un travail de mobilisation. Mais, le défi mérite d'être relevé par le pays. Pour revenir à la crise pétrolière, malgré une démarche prudentielle, une note d'optimisme mesurée n'est pas déraisonnable. En effet, l'économie mondiale mais surtout le commerce international peuvent-ils supporter longtemps les restrictions d'accès au marché russe du fait des sanctions - dégringolade de 40 % des recettes budgétaires et du marché chinois du fait de la dévaluation du Yuan qui a pour objectif de booster les exportations de la Chine, de rendre son marché plus difficile d'accès et certainement de répondre à la timide compétitivité des exportations des Etats-Unis et de l'UE – qui auraient bénéficié de la crise à hauteur de 1 % du PIB, alors que pour le Japon 1,6 %. Additionnellement à ces paramètres et outre les facteurs géopolitiques qui forcément peuvent être variables, le pétrole de schiste également à l'origine de la surabondance connaît de sérieuses difficultés avec une réduction de son activité extractive de l'ordre de 56%. Or, la production de pétrole conventionnel est en constant recul avec un taux de déplétion de 5% par an. Il faut donc trouver l'équivalent de 4 fois la production saoudienne tous les dix ans pour maintenir la production mondiale à son niveau actuel. Par conséquent, après les réajustements il est manifeste qu'à terme le pétrole reprendra sa tendance haussière. Il nous appartient donc d'avoir plusieurs stratégies alternatives y compris des stratégies d'attente
Comment analysez-vous la politique salariale dans le pays ?
Une politique salariale stable et cohérente, encore qu'il faille s'expliquer sur ce que veut dire cohérence en la matière, ne peut s'envisager sereinement que dans une économie diversifiée, productrice de biens et de services et certainement moins dépendante d'une seule ressource. Ceci étant le décret relatif au SNMG identifie les paramètres suivants, en l'occurrence la productivité, l'indice des prix à la consommation et la conjonction économique en général. Mais des facteurs géopolitiques peuvent intervenir également. En effet un certain nombre d'analystes occidentaux estime que l'hyper compétitivité de la Chine est liée au verrouillage des salaires alors que d'autres considèrent que la progression des salaires est ralentie dans bon nombre de pays occidentaux, en contrepartie de prêts aux ménages qui s'avèrent être des augmentations virtuelles et incertaines. Quoi qu'il en soit, il faut certainement se garder de penser que le "tout salarial" est une réponse adéquate, non seulement parce que coûteuse mais de plus pas nécessairement efficace. Le salaire est certainement un élément important d'une stratégie économique et sociale mais il est évident qu'il faille agir sur une panoplie de mesures d'accompagnement.
S.Y.


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