Décidément, il y a, dans le sérail algérien, des dogmes qui demeurent intangibles quand bien même seraient-ils démentis, voire condamnés par les faits, le bon sens ou les évolutions politiques les plus démonstratives. La même parole ou la même action, selon qu'elle émane d'un intervenant adoubé ou parrainé ou qu'elle vienne d'un acteur non conforme à la doxa, est interprétée par les gorges profondes ou les gardiens du temple du système comme un avis légitime ou une atteinte à la dignité nationale sinon une haute trahison. C'est le RCD qui vient, cette fois encore, de vérifier cette préemption de la raison à propos de la question de l'ouverture de la frontière terrestre algéro-marocaine. D'autres personnalités ou formations politiques se sont déjà prononcées sur ce même sujet sans que la scène médiatique soit saisie de l'hystérie que nous observons depuis deux semaines. Les rafales polémiques que viennent de déclencher les déclarations de Mohcine Belabbas nous rappellent ce qu'est la vraie nature du système politique algérien : des oukases édictés par une caste formée dans l'anathème et soudée par des positions politiques ou symboliques inaliénables et qui prétend figer le débat sur des normes et selon des intérêts que le citoyen n'a ni à connaître ni à discuter. Cette caste qui dispose de sectes conditionnées pour répandre son verbe a confisqué l'idée même de nation, s'estime exonérée de tout règlement et s'est, une fois pour toutes, libérée du devoir d'écoute envers les avis extérieurs à ses propres cénacles. Cette catégorie a une autre singularité : elle n'est pas réductible à une institution ou un groupe social dont elle transcende les limites. Ses liens sont diffus et opaques, mais la loi du milieu qui en régente les membres surclasse toute forme de contrôle ou de médiation transparente. En une semaine, le quotidien gouvernemental El Moudjahid, un site électronique, connu pour servir d'archive médiatique aux nostalgiques des temps bénis où l'Algérie était "forte et respectée" parce que le citoyen, silencieux et soumis, était un élément de décor dans son propre pays et un ministre-diplomate à la retraite font de l'appel à la réouverture de la frontière terrestre algéro-marocaine une affaire d'honneur, une question de survie nationale ; autant dire une opération diabolique qui ébranlerait une tradition diplomatique dont on nous assure qu'elle a fait de l'Algérie un havre de prospérité et un espace de stabilité qui empêche de dormir tous les affameurs des peuples libres dont, naturellement, nous sommes les parangons. Une fois l'assaut donné, des escouades formatées prennent docilement et mécaniquement le relais de la campagne de lynchage. Qu'y a-t-il de commun entre un site électronique nostalgique du conservatisme algérien et un ancien ministre-diplomate démis par le chef de l'exécutif pour lequel est censé rouler le quotidien gouvernemental : à première vue rien ; en réalité tout. Conservatisme et sectarisme Sitôt la déclaration du président du RCD faite lors d'un meeting populaire remarqué à la salle Atlas, les censeurs de la conscience nationale lâchent leurs salves : trois cents cinquante commentaires dignes de la Pravda – dans un site par ailleurs confidentiel – mitraillent les propos de celui qui a osé parler sans avoir été labellisé par le Milieu. Le ton et le mode d'expression ne s'embarrassent ni de retenue ni de cohérence : l'homme qui déroge à la norme de l'absolutisme sectaire est l'ennemi de la nation dont on s'est attribué depuis longtemps l'acte de propriété. En tant que tel, le patriote autoproclamé n'a pas à s'encombrer de scrupules, quitte à y perdre toute lucidité et, par-là même, toute crédibilité. Du reste, les débris de la police politique – puisque c'est bien d'eux qu'il s'agit – ne cherchent pas à convaincre mais à (se) persuader qu'ils peuvent encore faire peur ou nuire dès lors que leur loi, qu'ils croient intemporelle, est contredite. Peu importe la vérité, l'essentiel est le bruit de la fureur. Le 17 février, le même site titrait "Les autorités et les médias marocains ignorent superbement le message du président Bouteflika", suite à la missive adressée par ce dernier au souverain marocain à l'occasion du 27e anniversaire de la fantasmagorique Union du Maghreb arabe (UMA). Au même moment, d'autres médias avaient pourtant fait état d'une réponse de Mohamed VI qui disait ne ménager aucun effort "pour l'intégration des cinq Etats" ajoutant que la relance de l'Union maghrébine était une "exigence stratégique". Au diable l'information factuelle, l'essentiel est ce dont on croit encore pouvoir et devoir abuser le citoyen. Cette réaction primaire, burlesque et décalée est le propre des despotes déclassés qui ne se consolent pas d'être rattrapés par l'histoire. La précipitation et, probablement, la nécessité de monter au créneau dans l'urgence ont conduit un homme politique, issu du sérail mais qui a longtemps tenu à afficher une relative pondération pour se démarquer des scories gouvernementales, à se joindre à la meute, reniant ainsi une image lisse et consensuelle patiemment construite. La règle est claire : quand l'attaque porte sur un dossier vital pour le système, nul ne doit manquer à l'appel, quitte à devoir parasiter un discours qu'on a pris soin de tamiser pour pouvoir être audible sur une scène algérienne désabusée et hostile à toute traçabilité officielle. La violence et l'incohérence de la réplique, mâtinées d'une suffisance méprisante, apportent la démonstration que les oppositions claniques sont d'une importance subsidiaire et que quand il faut sauver le système, la génétique politique emporte tout. La forme d'abord ; le verdict est sans appel : "les élites politiques et universitaires algériennes sont très en retard par rapport aux élites tunisiennes et marocaines. Nos élites sont d'un archaïsme désarmant...". Le caractère définitif de la sentence ne laisse place à aucun commentaire. Quand on est donné comme ignare ou inculte, on peut au mieux être éligible au statut de coupable sauvé par son manque de discernement. Evidemment, le gap, par ailleurs réel, qui sépare nos élites de celles de nos deux voisins, puisque même les Tunisiens sont implicitement associés à la menace qui nous guette, est une tare congénitale dont les victimes sont les seules responsables. L'absence ou l'interdiction de débat, la rétention de l'information, les condamnations sans appel de ceux qui cherchent et veulent comprendre, autant de méthodes et pratiques érigées en mode de gestion et de communication par la police politique n'ont rien à voir avec ce "retard". Une affaire... trop juteuse L'origine de la fermeture, due effectivement à une décision intempestive de Hassan II en 1994, est avancée comme un casus belli sur lequel il est interdit de revenir : l'affaire est trop belle et surtout trop juteuse pour prêter à discussion. S'ajoute à ce montage caricatural des élucubrations destinées à garnir un argumentaire qui n'est abordé que pour confirmer un dogme : "Il (Hassan II) avait d'ailleurs hébergé Layada, le chef du GIA dans un contexte national de crise politique et sécuritaire pour nous soumettre à un chantage qu'on peut résumer en empruntant à la déclaration faite par Hassan II... à chacun son Polisairo...". Tant qu'on peut charger la mule, il ne faut pas se gêner. Hassan II n'est pas connu pour être un enfant de chœur et chaque fois qu'il a pu manœuvrer pour perturber ou affaiblir des vis à vis, internes ou externes, il ne s'en est pas privé. Mais, pour une fois, la réaction du monarque marocain n'est pas celle qui prêterait le plus à critique. Quand le général Nezzar s'était rendu au Maroc pour demander l'extradition de l'assassin de Tahar Djaout, il l'avait obtenue sans trop de problème; la chose est de notoriété publique. Ce que ne peut pas soutenir l'ancien diplomate c'est qu'une fois arrivé en Algérie, le même Layada a retrouvé la liberté de ses mouvements, se permettant même de gifler, en toute impunité, le président d'APC de Baraki qui avait commis l'imprudence de lui signifier que sa clôture ne devait pas dépasser les limites du terrain qui lui avait été attribué. L'incident du consulat de Casablanca est convoqué avec force dramaturgie pour souligner et valider le devoir de haine auquel chaque Algérien est tenu. On ne croit pas savoir que le même diplomate se soit particulièrement ému quand, suite à un match de football, des Algériens ont décroché le drapeau français pour hisser l'emblème algérien sur une municipalité de la région parisienne. Sur le fond, l'ancien ministre-diplomate pêche par une légèreté que seule l'urgence de dégainer peut expliquer : "la réouverture des frontières sera l'aboutissement d'un processus de normalisation porté par des mesures de confiance entre les deux Etats et non un préalable", assène-t-il. Comment un homme qui a dirigé des missions diplomatiques aussi importantes que celles de Mexico ou Madrid peut-il se laisser gagner par de tels aveuglements ? Hormis les conflits armés qui impliquent un arrêt des hostilités, encore que ce n'est pas toujours le cas, le FLN pendant la guerre de libération en est un exemple emblématique, la plus grande partie des conflits chronicisés au point de refroidir ont été réglés par des approches périphériques portant sur des dossiers mineurs pour, précisément, susciter "des mesures de confiance" avant d'aller plus en profondeur dans la substance vive des problématiques. La reprise des relations diplomatiques entre la Chine et les Etats-Unis a été amorcée par une partie de ping-pong. La guerre sino-indienne de 1962 qui a abouti à une occupation, toujours actuelle, de certains territoires indiens n'a pas empêché le redéploiement du commerce entre les deux géants du continent asiatique... La confiance qui doit précéder la solution se construit par des actes attestant de la bonne volonté des parties à régler un conflit. Si on dispose d'une qualité relationnelle exemplaire, c'est que par définition, la tension est dissoute et que, donc, le problème n'est plus. Intenables postures Mais la précipitation (l'injonction ?) à devoir intervenir à vif conduit un homme connu pour mesurer sa parole à des postures intenables. D'un côté, il estime que l'ouverture des frontières est inconcevable si l'assainissement de la globalité des relations algéro-marocaines n'est pas envisagée ; d'un autre, il argue que la réunion de Marrakech, au cours de laquelle fut décidée la création de l'UMA, a pu se tenir alors que ce problème (Sahara occidental) est également antérieur au traité de Marrakech ! On peut donc bien aborder des chantiers annexes ou importants sans avoir à poser comme condition à leur traitement le dénouement de la question du Sahara. Faisant feu de tout bois, un autre paramètre est invoqué pour justifier la fermeture des frontières. On estime que la décision profiterait au Maroc oriental. Notre stratégie économique, longtemps servie comme exemple de performance au tiers monde, serait-elle à ce point vulnérable face à la démarche d'une monarchie que l'on fait brocarder matin et soir dans les rédactions comme l'épave politique de la région. Plus sérieusement, l'auteur de cette redoutable prémonition qui a été, rappelons-le, ambassadeur à Madrid, est supposé savoir que ce sont exactement les mêmes apocalypses que proférait l'extrême droite en Catalogne française quand l'Espagne devait adhérer à ce qui est devenu l'Union européenne. Les ancêtres des élus du Front national qui gèrent actuellement la municipalité de Béziers prédisaient un déclin économique et social inéluctable de l'Hérault, département français mitoyen de l'Espagne. L'histoire a démontré que l'ouverture des frontières a d'abord profité aux régions catalanes françaises et espagnoles. Et notre police politique ? Quant à reprocher aux Marocains de faire de cette tension "un outil de politique intérieure", c'est oublier que la police politique et ses affidés partagent au moins cette vertu avec le Makhzen. Autre accusation adressée aux Marocains et aux Tunisiens : "Ils envisagent l'intégration de façon verticale, donc avec l'Europe, et conçoivent l'Algérie uniquement comme un marché...De même qu'ils ont engagé à la même période un dialogue politique et militaire avec l'OTAN sans nous". Remarque préjudicielle, rien ne nous interdit de concevoir les pays voisins comme des marchés... Encore faudrait-il pouvoir produire quelque chose à vendre. Mais il y a plus inconséquent et plus oblique dans ce propos. Un Etat est en droit d'attendre et même, pourquoi pas si les conditions le permettent, d'exiger de ses voisins une solidarité et une discipline qui guident et aliènent les engagements géopolitiques affectant la sécurité et la stabilité de sa région. À condition de ne pas avoir commis l'irréparable sur le même sujet. Les cinq chefs d'Etat de l'UMA avaient pris solennellement l'engagement de ne jamais agréer un parti islamiste sans en avoir préalablement référé aux autres. En 1990, Rabat, Tunis, Nouakchott et Tripoli apprennent par les médias qu'Alger avait décidé de faire cavalier seul. Il n'y a pas lieu de rappeler par qui et comment cette décision tragique a été prise, mais ses résultats sur le pays et la région sont toujours visibles et n'ont pas fini de nous menacer. Nos voisins ont l'élégance de ne pas nous rappeler à nos turpitudes, ayons la décence de ne pas leur reprocher, après pareilles "infidélités", de chercher d'autres cadres et partenaires pour définir et construire leurs stratégies économiques et sécuritaires. Une stratégie mortifère, un coût désastreux En attisant les tensions, en coupant les contacts, en cultivant la haine, les segments sécuritaires et conservateurs algériens et marocains prennent en otage leurs peuples, les condamnent à la défiance par l'isolement et la suspicion au lieu d'œuvrer à la conjugaison de leurs potentialités humaines et naturelles. Cette guerre des tranchées a déjà causé d'immenses dommages à toute la région. L'émiettement des énergies et des moyens en Afrique du Nord a d'abord profité au fondamentalisme dont les mutants de Daesch sont les dernières mais peut-être pas les plus vénéneuses des variantes. Elle a aussi limité les souverainetés de nos nations devenues plus vulnérables dans un marché mondialisé. Il y a maintenant assez d'études qui ont dévoilé le coût désastreux de cette stratégie mortifère en terme de contre-développement sur nos pays respectifs. On ne connaît que trop les incidences financières qu'induit la surenchère militariste avec ce que cela engendre comme amputations budgétaires sur les projets structurants. Mais il y a plus grave dans cette folie. Les anciens militants des deux pays, dont certains subissent, la mort dans l'âme, cette guerre, savent ce qui les unit car ils se sont côtoyés dans les mouvements de libération. Ils gardent en mémoire ce qu'ils ont partagé, espérant secrètement, qu'une fois l'orage passé, ce patrimoine servira de trame à des projets fertilisants les possibilités des uns et des autres, des uns par les autres, des uns pour les autres. Le vrai problème dans ce drame c'est que les nouvelles générations que l'on a fait macérer — par des institutions perverties, notamment l'école — dans la haine des deux côtés de la frontière ignorent tout de cette histoire commune et des espoirs et devoirs qu'elle annonçait. Pour l'enfant algérien, comme le Marocain, son voisin, est l'ennemi définitif. Il y a quelque chose de criminel dans ce cynisme. Nous avons délibérément insisté sur l'intervention d'un ancien ambassadeur devenu ministre de la Communication par ce qu'il était tentant de le considérer comme un exemple d'une capacité d'adaptation du personnel ayant servi dans le système. C'était le profil light d'un encadrement longtemps rigidifié dans les slogans mais, espérait-on, revenu des certitudes inoculées et avec lequel des connections pouvaient s'établir avec des Algériens diabolisés par ce qu'ils ont refusé de s'inscrire dans des démarches et projets imposés par une histoire politique nationale violentée et des conjonctures internationales propices aux combinaisons hasardeuses de la guerre froide. Cette rechute vient nous rappeler que le système n'est pas capable d'entendre et que ses véritables radiations émanent toujours de ses centres les plus dogmatiques. Ouvrir le dossier ou le pourrir ? Réagissant dans son éditorial du 16 février 2016 sur le même thème, El Moudjahid pose le préalable d'excuses publiques de la part du roi du Maroc et conclut son article par un couperet : "C'est la position officielle, et c'est celle du peuple algérien." La réaction est à la mesure de l'imposture. La position officielle est assimilée au peuple algérien qui n'a jamais eu son mot à dire depuis l'indépendance. L'outrance des exigences supposées ouvrir le dossier n'a d'autres objectifs que de le pourrir. Cela revient à avouer que la fermeture de nos frontières, comme d'ailleurs la stratégie de la tension soigneusement cultivée avec nos voisins de l'ouest, est une condition de la survie du système avec ce qui va avec : la rente et la légitimation de l'arbitraire politique. Pour des considérations politiques, économiques, culturelles et géostratégiques la confédération des Etats nord-africains, adossée au substrat amazigh et esquissée par les mouvements de libération fait partie de l'agenda de l'histoire démocratique de notre région. Les démagogies qui ont dévoyé les sacrifices de la décolonisation ne sont plus opérants chez les nouvelles générations, les ressources détournées pour substituer une caste de prédateurs à l'ordre colonial sont en voie d'épuisement, les bénéficiaires des stratégies du pire sont les orphelins de notre futur régional. Le Makhzen et la police politique, ces deux faces d'une même médaille, ont été les fossoyeurs de nos guerres de libération, ils ne peuvent plus être les censeurs de notre avenir. Ce n'est pas la première fois que le RCD soulève un tabou en abordant frontalement un problème latent dans la société mais qui a été ignoré, parasité ou combattu par les affidés du système. Comme sur tant d'autres dossiers, le débat sur la construction démocratique des trois pays de notre région s'imposera plus tôt que prévu. Comme sur les autres dossiers, les imprécateurs d'aujourd'hui se repositionneront sans vergogne pour adhérer à cette exigence. Il faudra alors veiller à ce que cette noble perspective ne soit pas souillée ou polluée faute d'avoir été étouffée. Un mot pour conclure : si on peut convenir que "la diplomatie n'est pas le lieu des immémorés", il n'est pas interdit de considérer qu'elle est d'abord l'art de résoudre des problèmes avant d'être l'instrument de l'entretien des géhennes. O. S. (*) Secrétaire national du RCD à l'économie et l'environnement