(16e partie) Constituant un pan essentiel de la culture algérienne depuis des siècles, la tradition populaire orale se doit d'être évoquée pour rendre compte, plus ou moins de façon appropriée, de la question du patrimoine littéraire oral, artistique et spirituel local. Au-delà de la période médiévale, caractérisée plus ou moins par une certaine effervescence littéraire savante et populaire, l'époque qui a suivi, celle qu'on a appelée "les siècles obscurs", inhérente notamment aux XV-XVIIe siècles, ce sont surtout les meddahs (poètes louangeurs), les gouwalin (porteurs de mots fins), les bardes, conteurs et diseuses d'aventures, commentateurs des ghazaouat, des bouqalat, etc., qui pallièrent le vide culturel ambiant de la période qui brillait tout particulièrement par l'absence d'une tradition littéraire scripturaire susceptible de perpétuer, à travers les âges, la mémoire du pays : rôle qui échut, par excellence, à la tradition orale, dans sa mission importante de conservation et de pérennité du patrimoine culturel national, perpétuant ainsi, réactivant, revalorisant et réinventant une somme d'histoires, récits, contes, légendes et paraboles, etc., lors des banquets, des fêtes et des combats. C'est qu'on ne peut parler de littérature populaire sans évoquer, avec nostalgie, celui dont la mémoire, en l'absence de tout écrit, en était la gardienne fidèle : le meddah, c'était la mémoire collective, un livre vivant, un journal où se consignaient tous les faits et événements, joies et peines, etc., des membres de sa communauté. Témoin de son temps, gardien vigilant des traditions, des valeurs morales, défenseur de l'islam, pourfendeur de toutes les déviations, le meddah se considérait imbu d'une mission sacrée. La ghazoua, tel un credo, en est la véritable expression. En exaltant l'amour de la terre, le culte des ancêtres, la haine des envahisseurs, elle est déjà l'expression d'une forme de nationalisme, alors que la glorification des exploits des ancêtres, les élégies sur le passé glorieux de l'islam, les satires contre les oppresseurs et leurs alliés en font les prémices du patriotisme. La ghazoua apparaît donc comme une œuvre militante qui, en glorifiant le passé, cherche à rassurer sur l'avenir, en redonnant la confiance, la fierté nationale, à ceux qui les ont perdues. À l'origine, le mot ghazoua désignait une expédition guerrière conduite par le Prophète (QSSSL), elle était appelée Saria. L'histoire a retenu le nom de ghazouat célèbres telles que Badr, Ouhoud, etc. Déjà au XIVe siècle, fleurissent les maghazi des Arabes, poèmes glorifiant le passé à une époque où s'annonçait le recul de l'islam, puis la chute de Grenade et les invasions des armées chrétiennes. La poésie des ghazaouat Dans la littérature populaire, la ghazoua désignait pratiquement tout récit guerrier, quel qu'il soit, et était devenue un genre littéraire proche par certains caractères de l'épopée. Les héros des ghazouat sont essentiellement Ali et Abdallah, familièrement appelés Haidar et Menad par les meddahs, ou Khaled, Zobeir. Mais le plus populaire reste, sans conteste, Ali le lion de l'islam, le fils de la lionne, le destructeur des troupes de cavaliers, celui devant qui tremblaient également les hommes et les génies. La ghazoua, dont le but est clair, est sermonneuse, moralisatrice, donneuse de leçons, et le meddah ne le cachait pas à ses auditeurs. "Suis l'avis de celui qui te fait pleurer, non de celui qui te fait rire", avertissait-il. Parmi les ghazouat les plus populaires, citons entre autres la ghazoua des Bani Makhzoum, des Banou Sansal, de Ras El-Ghoul, Foutouh Tlemcen, cette dernière relatant notamment la conquête de l'Ifriqiya et le combat qui opposera le géant Demdam auquel était promise Chouaa Ech-chems, la fille du roi Draouch. Demdam, monté sur son éléphant, sera terrassé par Abdallah (Menad) l'intrépide (1). Parmi les autres monuments anciens de la littérature orale algérienne ancienne, en vers comme en prose (répandus dans nombre des régions du Maghreb), l'histoire ou la légende célèbre d'Embarka Bent El-Khass, cette femme réputée des Arabes du Sahara du XVe siècle qui incarnait la sagesse populaire des anciens. Il en est de même pour l'histoire non moins célèbre, de cette même époque, de Dyab le Hilalien, aux multiples versions sans doute. Claude H. Breteau en aurait recueilli trois versions, dont l'une est la plus longue de toute sa collection, comptant pas moins de sept mille mots. Dans leurs Réflexions sur deux versions algériennes de Dyab le Hilalien, C.H. Breteau et Micheline Galley (2) soulignent que "l'histoire de Dyab jouit auprès du public d'un statut particulier – privilégié, en ce sens qu'il s'agit d'un texte universel qui peut être entendu par tous, hommes, femmes et enfants, et également apprécié – mais statut complexe d'un récit, à la fois intégré au répertoire familier et raconté au même titre que d'autres contes au cours de la veillée, et cependant relevant d'un cycle à part, venu d'ailleurs, ressenti comme exotique". Les divers textes racontent en général, en arabe dialectal rimé, l'histoire de la belle Djazya que sa tribu hilalienne, en proie à la sécheresse, accepte de donner en mariage au chérif Bnou Hichem de Tunis en contrepartie du fournissement de la nourriture. Dyab, l'un des chefs hilaliens épris d'elle, consent au sacrifice de son amour, mais lorsque l'heure de lever le camp sonne, un message est envoyé à Djazya pour rejoindre la tribu. Sortie victorieuse d'une partie d'échecs qui l'oppose au chérif, elle obtient d'aller voir ses frères. Le chérif l'accompagne, on le renvoie seul à Tunis. Il revient en force pour enlever Djazya, Dyab le rattrape sur le chemin de Tunis, triomphe de lui, Djazya rejoint définitivement la tribu. Ceci étant une version parmi tant d'autres des conteurs, talebs, meddahs, etc. On compte également nombre de poètes, meddahs, conteurs illustres de cette période, s'inscrivant dans la lignée des grands, tels Ben Khlouf, Sidi Boumediene ou Sidi Benyoucef, etc. Ce qui est remarquable dans la littérature de cette époque, à côté de l'abus de la prose rimée, c'est l'abondance des poèmes, qui expriment les plaintes, les cris de douleur, les malédictions contre le siècle et ses gens ainsi que l'exhortation à la pratique de la vertu, au djihad, au courage et à la bravoure. Cet aspect montre l'étendue des calamités qui s'abattaient sur les populations en ces temps-là, les souffrances que leur faisaient subir les Espagnols qui tentaient d'envahir le pays. Et c'est répondant à l'appel à la rescousse que les Ottomans, guidés par les frères Barberousse, accourent pour aider "leurs frères en religion" contre l'envahisseur étranger. Ce qui n'empêcha pas, par la suite, les Ottomans d'imposer des lois d'airain sur la population algérienne offusquée par les traitements de ces "frères de religion", et le comportement les chefs féodaux alliés aux Ottomans, ainsi que l'étendue du désordre qui rongeait le pays, le menaçant de dislocation. Ce qui incita des notables, kouloughlis notamment, à réclamer plus de justice et plus de pouvoir de décision indépendamment de la tutelle de la Porte Sublime. C'est ainsi qu'une relative autonomie de la Régence d'Alger commença à s'établir, étendant la domination de la flotte algérienne de l'époque sur tout le pourtour méditerranéen. (3) M. G. Notes (1) Cf. J. Desparmet : Les chansons de Geste de 1830 à 1914 dans la Mitidja, Revue Africaine 1939. (2) Cf. C.H. Breteau et Micheline Galley, Réflexions sur deux versions algériennes de Dyab le Hilalien, dans Actes du premier congrès d'études des cultures méditerranéennes d'influence arabo-berbère, éd. SNED, Alger 1973) (3) Cf. Consulter sur ce sujet les travaux méritoires de Dr Moulay Belhamissi, Enal Editions, Alger 1988.