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Hassi-Messaoud, la ville qui doit disparaître !
Construite sur des pipes
Publié dans Liberté le 21 - 02 - 2005

Avec la délocalisation du site, quelque 60 000 personnes devraient être déplacées.
La décision de tuer Hassi-Messaoud pour la faire renaître ailleurs est prise. Elle semble inéluctable. Le jour, attendu, où les bulldozers arriveront, il y aura sans doute beaucoup de remords. Beaucoup de larmes. Il sera surtout temps, alors, de demander des comptes. Qui a permis à une ville de s'étendre sur un champ de pétrole ? Les citoyens de cette ville mort-née réagissent ici.
Il y a vingt ans, une usine de produits chimiques explosait à Bhopal, en Inde. Elle a fait des milliers de morts, on appelle cela une catastrophe. À l'époque, j'avais interpellé, pour le compte du regretté Algérie Actualité, le ministère de l'Industrie et de l'Energie sur les risques industriels en Algérie. Les morts de Bhopal avaient titillé mon inquiétude. Réponse des autorités de ce temps : “Pas de commentaires”, tout va bien, quoi… Cette fois, deux décennies après, je constate que tout a changé. L'Etat est plus responsable. C'est une première mondiale. C'est de là-haut que vient l'alerte. C'est le Chef du gouvernement lui-même qui arrête le train. Inouï ! Innovant ! Hassi-Messaoud doit être impérativement délocalisée. Cela signifie concrètement que 60 000 personnes doivent aller voir ailleurs, vivre ailleurs. Sans cela, ils seront condamnés, à terme, à disparaître. Comment ? Simple, ils partiraient en fumée dans le même temps que le poumon, peut-être le cœur du pays.
Hassi-Messaoud, virtuel plus grand pourvoyeur d'emplois du pays, est, en fait, le plus grand réceptacle de désœuvrés d'Algérie. Ça ne date pas d'aujourd'hui. Il y a trente ans, cette ville, qui n'en était pas une, était composée de bases de pétroliers, d'une rue centrale, d'une structure urbaine, faite en ferraille, qui abritait un centre administratif (même pas une mairie) et d'une cabane en bois qui faisait office de café — le seul — et qu'on appelait… Café des chômeurs. Le temps étant traître, seul ce café est fermé aujourd'hui. Sur ses flancs, des dizaines de cafétérias et autres fast-foods ont poussé. Il fait très froid à Hassi-Messaoud, une ville où les travailleurs et où les SDF font comme ils peuvent. Par exemple, ils s'affalent sur des pipelines de 16 pouces qui relient les centres sud et nord de Hassi. Le gaz quand il passe dans un pipe est chaud… Ça protège et ça donne envie de barbecues. Ils les font ! À deux pas d'un gros tuyau de gaz. Deux pas au-dessus d'un champ de gaz !
LA DOUBLE AUTORITE
Amar, soudeur de pipelines, justement, rappelle : “Du temps du président Boumediene, il était interdit de construire en dur ici. Les quelques cadres qui osaient ramener leur famille étaient logés dans des mobile homes. Hassi-Messaoud n'était alors qu'une ville de travail. Aujourd'hui, et après tout ce qui s'est passé, l'émergence d'une cité anarchique, les Américains semblent vouloir mettre le holà. C'est Baker Hugues qui commande ici“. L'Algérie est sommée de se conformer aux normes internationales. La mondialisation ne peut pas s'accommoder du comportement de n'importe quel Algérien…”
Mouloud, un ingénieur en géologie pétrolière, renchérit : “L'Occident qui récupère le double de la production par rapport à l'Algérie (récupération secondaire) pense que pour réaliser son travail — et le nôtre —, il faut des conditions de sécurité qui exigent la délocalisation impérative de la population de Hassi-Messaoud. Celle-ci est économiquement nécessaire, mais socialement très difficile.”
Il reste quelques amères questions. Ici, il n'y avait pas de mairie. L'autorité c'était Sonatrach. Avant que Hassi-Messaoud ne commence à s'étendre, cette société pouvait s'interposer. Dire non. Elle a essayé des petites choses. Par exemple, clôturer les surfaces qui entourent les puits, heureusement qu'elle l'a fait.” Mouloud, témoin de la première heure donc, poursuit : “C'est depuis qu'on a créé une Apc à Hassi-Messaoud que l'anarchie a commencé”.
Vrai ! À la mairie de Hassi-Messaoud, lorsqu'on demande une fiche d'état civil, on vous la donne vierge. Pas toujours, pas aujourd'hui nécessairement. On vous dit : “Remplissez-la vous-même.” Parfois, lorsque les imprimés administratifs viennent à manquer, c'est Sonatrach qui aurait dû être la souveraine autorité du lieu, qui photocopie les documents vierges.
Elle se met alors au service du squatter. De l'APC qui a invité 60 000 personnes, l'équivalent de la population de 4 villes moyennes de pays qui se respectent, à venir s'installer dans son jardin : un immense champ pétrolier et gazier. L'un des plus importants au monde.
À Hassi-Messaoud, il n'y a pas que les privés qui élèvent du bâti. L'Etat aussi s'y est mis. Depuis la première cité Aïssat-Idir, les cités nommées par des chiffres ont poussé comme des champignons. Ça commence par les 136 et ça se termine aux 1 800, en passant par le quartier de El-Haïcha (le monstre).
Entre un immeuble et un autre, l'Etat avait, à sa décharge, prévu des espaces verts ou des places publiques. C'est, désormais, devenu des commerces, construits et exerçant illicitement. À deux pas de ces échoppes, on continue à extraire du pétrole…
Hassi-Messaoud. Extérieur jour. Le reg est semé. Un jour, il poussera ici des arbres à poubelles partout et à perte de vue, des sacs en plastique noir, des vides de bière, de lait, d'eau… du déchet. Que du déchet. On appelle ce lieu la poubelle… ou le jardin. C'est selon l'œil qui regarde. L'esprit qui observe. Ce lieu immense couché sur les nappes de pétrole qui nous nourrissent est, en fait, une décharge de gravats. Elle est surplombée par un château d'eau en construction. Un ouvrage, qui devrait, a priori, disparaître avec la délocalisation. Je m'interroge. Pourquoi ces ouvriers kabyles s'échinent-ils à finir le travail, perchés sur les échafaudages à 30 mètres du sol ? Qui finance encore et pourquoi ?
Juste en face, il y a un hôtel flambant neuf. 4 étages de rêves, nés de l'absurde ambition d'un blanchisseur d'argent et de fonctionnaires véreux qui ont dû penser qu'ils pouvaient impunément faire copuler un paradis touristique avec un champ de pétrole.
Lorsque deux pipelines de gaz courent sur ou sous le sable, ils sont toujours accompagnés par des conduites d'eau, le long du parcours.
À Hassi-Messaoud, les nomades détournent ces dernières pour abreuver leur cheptel.
Au Nigeria, on a fait pire. On a été pomper du gaz dans les conduits. Cela a créé des accidents graves. Causé des morts. Pour l'heure, à Hassi, on a commencé par l'eau. Et si un jour on se mettait à aller chercher le gaz ou le pétrole dans ces veines pour alimenter sa cabane en lumière ?
Hassi-Messaoud court réellement à la catastrophe, tout le monde dans cette ville s'accorde à le dire. Pourtant, personne ne s'accommode du projet du gouvernement, la population est sceptique. Florilège, Haddad Yazid, photographe de métier, pousse comme il peut. Il est provisoirement chef-cuisinier à Eurest : “Nous n'avons aucune information. La rumeur dit qu'ils vont délocaliser. Qui vont-ils dégager et dans quelles conditions ?”Amar travaille chez FML, une compagnie américaine qui fabrique des têtes de puits (pour le forage). Il vit en célibataire, sur une base. Il s'interroge : “Je ne crois pas qu'on va délocaliser. C'est trop géant comme projet. Ils ont laissé les gens s'enraciner. C'est simple : il ne fallait pas commencer !”
LA RUMEUR
Faisant allusion à la circulaire du Chef du gouvernement concernant Hassi Messaoud, il commente : “Entre ce qu'on écrit et ce qu'on va faire, il y a un monde. Hassi est devenue une trop grande ville. Ils ont laissé faire pendant trop longtemps, 30 ans au moins. Que vont faire les gens qui ont investi tout ce temps, cet âge ici ?
Les Américains qui semblent avoir exigé cette délocalisation ont beau jeu. Eux, chez eux, ils peuvent se le permettre. Ils en ont les moyens. Mais nous… imagine les commerçants. Il a construit avec 100 millions de centimes. On va vouloir l'indemniser avant de le déplacer. Son commerce vaut aujourd'hui plus de un milliard. Sur la base de quel document va-t-on pouvoir calculer son dû ? Il faut déjà, avant tout, ameuter le fisc. Avant de délocaliser, il va falloir légaliser !”
Saci Benazzouz est cadre d'études à Sonatrach, travaille à Hassi Messaoud depuis 26 ans. Il est incrédule : “Délocalisation ? Archifaux. On ne peut pas reconstruire ce qui a mis 50 ans à être fait en 5 ans. À moins qu'on étrangle le pays. Souviens-toi de Brasilia. Pour l'édifier, on a endetté le pays à vie. Ils vont déraciner les gens. A-t-on pensé à tous ceux qui sont nés ici ? Qui n'ont jamais connu une autre ville du pays. Un autre horizon ? Il fallait mettre un coup d'arrêt dans les années 1970. Cette décision est trop hâtive, pas suffisamment réfléchie.” À Hassi Messaoud, le scepticisme est grand et les questions nombreuses. Les gens sont dans l'expectative, ils se nourrissent de rumeurs. Bizarrement, ils ne sont pas désemparés. Certains pensent que tout ce branle-bas de combat n'est dicté que par la volonté de raser les bidonvilles qui font face au quartier de El-Haïcha.
“Ils vont dépenser un argent fou pour tenter de reloger des populations, qui refuseront toujours d'habiter dans du dur.” L'instruction n°05 du 4 décembre 2004, signée par M. Ahmed Ouyahia, reste effectivement confidentielle. Elle est pourtant très explicite. À terme, Hassi-Messaoud sera rendue aux pétroliers. Les habitants qui n'ont rien à y faire devront partir.
À cet effet, le gouvernement a décidé un certain nombre de mesures fermes. Pour une fois. Juste pour une fois.
L'instruction sus-citée représente la décision la plus courageuse, la plus déterminée prise par un gouvernement algérien, depuis l'Indépendance ! Imaginez que pour sécuriser le champ pétrolier de Hassi-Messaoud, le pouls de l'Algérie, on décide de transférer toute la ville. On va réimplanter un univers entier entre ce site et Touggourt. Pour éviter une énorme catastrophe. Beaucoup de sang. Encore des larmes. L'intention est très noble. Dans quelles conditions tout cela sera réalisé ?
Omar, appelons-le ainsi, est cadre en sécurité industrielle. Il estime que dans ce pays où les chèvres mangent du papier et donc du chimique, ce pays où tout serait irrationnel, il faudrait enfin faire confiance à la tête, à l'heure où l'on envisage une mesure grave. “Il faut confier cette tâche à une équipe multidisciplinaire. Les seuls départements ministériels ne peuvent, en aucun cas, résoudre le problème de Hassi-Messaoud. Ici, il y a un passé, un passif, du vécu, des familles, des liens, du devenir. Avant toute chose, il faut inviter dans cette ville des sociologues, des psychologues, des économistes, des urbanistes, des ingénieurs, des politiques… Il faut prendre la mesure des réalités et des besoins de la population. Il ne s'agit pas de venir avec des camions et de déménager, avec l'aide de la force publique, tout un peuple. Toute une histoire. Des tas d'histoires.” Ce spécialiste en sécurité industrielle ajoute : ”Je pense qu'au lieu de dégager la ville, on pourrait plutôt songer à fermer certains puits. Ce qui laisserait une chance de survie à certains quartiers. Les plus importants.”
Hassi-Messaoud est une farce
Et jusqu'au bout du bout de la géniale idée d'Ouyahia, on continuera à se demander comment et qui a permis qu'une telle catastrophe soit. Dans tous les pays producteurs de pétrole du monde, ceux qui se respectent, en tout cas, un territoire comme Hassi-Messaoud est protégé, il n'est pas livré aux spéculateurs de tout acabit qui viennent blanchir leur argent en bétonnant le sable. Tahar, tenancier d'un bistrot original, me disait : ”Hassi-Messaoud devrait ressembler à Koweït City, à Dubaï, à Dallas… C'est un bidonville sans âme.” Cette cité ressemble à Boufarik, Tissemsilt, à Batna ou Bouchegouf. Elle est couchée sur l'or, tout l'or du pays et elle se permet la disgrâce. Aucune cohérence urbaine, aucune harmonie, aucune ligne. Pas un édifice qui peut accrocher l'œil, faire frémir le cœur. La fadeur multidimensionnelle. Totale. Tout cela édifié sur la nappe ! Personne en 40 ans n'a pensé à maîtriser le développement de la ville, à la contenir, la tenir éloignée des puits et des pipelines…
“Tout a commencé à se dégrader brutalement avec l'arrivée de l'APC FIS, puis des DEC. On a distribué des autorisations de construire à tout-va.
Hamid, un ingénieur, songe : “On a mis une forêt de béton. Si on avait réfléchi, on aurait pu créer une forêt, tout court, en provoquant un micro-climat. Dans le Sud, avec un peu d'eau, cela est possible !”
Hôtel pétrolier. Il appartient à un Soufi, Hadj Ben Ali, comme presque tout ici. La façade fait semblant d'être belle, avec sa pierre ardoisée et vitrifiée. Le cœur de la pierre est obscur, sale. La chambre vaut 3 000 DA la nuit. Au réveil, je me rends compte qu'il n'y a ni serviette, ni savon, encore moins de l'eau chaude. Sur le lit, il y avait deux bouts de tissu qui se voulaient draps et une couverture que le Croissant-Rouge n'oserait pas offrir à un sinistré. Personne ne viendra donc contrôler un jour tout ce système.
Ailleurs, Acila, neveu d'un P-DG local et apparemment intouchable, a construit un supermarché, en fait un bazar informe sur des puits de pétrole. Pour que le champ n'emporte pas son commerce, il a construit un mur de soutènement. Ridicule !
À Hassi-Messaoud, les personnes et l'Etat se sont, pendant longtemps, alliés pour dessiner l'écœurement.
Une ville à vomir. À tuer. Le responsable du mouvement de la société civile pour la réconciliation nationale s'emporte : “Tu as vu la raffinerie. Si jamais il s'y produit une négligence, il y aura une énorme catastrophe. Nous sommes assis sur une bombe atomique !” À 500 mètres de la raffinerie, un hôtel flambant neuf est sorti de terre. On a prévu, là, une zone touristique. Vous imaginez le voyageur australien sur son balcon, un soir où il est taraudé par la nostalgie...
Hassi-Messaoud. Mecque des chômeurs. Ahmed, Mustapha, Momoh et Samir ont entre 25 et 30 ans, ils sont cuisinier, électricien et manœuvre. Tous les 4 n'ont pas de travail. Ils dorment dans les garages désaffectés de l'ancien marché. Pourquoi sont-ils à Hassi-Messaoud ? “On pensait que c'était l'eldorado. Cela s'est avéré faux. Mais pourquoi revenir en arrière aujourd'hui ? De toute façon, il n'y a pas de boulot là-bas. Comme il n'y en a pas ici. Je tente la question : “Hassi-Messaoud va être transférée, qu'allez-vous devenir ?” “On les aidera à détruire la ville. Ici ou ailleurs, pour nous, c'est kif-kif, ce qu'on veut c'est du travail !”. Le scepticisme est toujours-là, obsessionnel.
Kebouchi Hachemi est responsable d'une entreprise parapétrolière qui fait de l'audit. Il juge : “En finir avec Hassi-Messaoud, c'est possible. Tout est possible. Mais la faisabilité... On peut même délocaliser Alger, si on le décide un jour, mais il ne faut pas aussi être trop rêveur. Comment détruire une ville qui a 30 ans d'âge ? Que fera-t-on des familles, de 3 générations d'enfants ?” Chérif Abderrahmane est un retraité de l'Enafor. Il est catégorique : “Je suis ici depuis 25 ans, je ne suis pas d'accord avec le déménagement. J'ai investi toutes mes économies ici. J'ai construit, ma famille est y enracinée. J'espère qu'on va m'indemniser. La nouvelle ville aux 15 000 logements ne m'intéresse pas. Je remonterai au Nord lorsqu'on viendra me déloger. J'ai peur un peu.”
Pendant que d'aucuns se préparent à partir, du moins à en accepter l'idée, d'autres continuent à revendiquer le droit de s'implanter. Kiouas Djemoui, chauffeur, arrivé à Hassi-Messaoud en 1978, est hors de lui : “J'ai longtemps habité un bidonville. Mes enfants n'ont même pas eu d'école. Depuis quelque temps, je squatte aux 136-Logements. J'ai demandé l'électricité, on me l'a refusée. Le lieu où nous avons été élevés s'apprête à nous manger. J'ai dépensé 21 millions de centimes pour remettre en état ce logement. Pourquoi ne veut-on pas me l'attribuer ? Je suis le fils de l'Etat. Pourquoi il ne me donne rien ? Je suis de Touggourt, donc de cette wilaya. J'ai des droits ! Hassi-Messaoud nourrit toute l'Algérie, pourquoi pas moi ?”
LE COMMENCEMENT DE LA FIN
Hamoudi vend des légumes au marché. Il dort sous son étal par crainte des voleurs. Il y en a trop à Hassi-Messaoud. Il est de Biskra, mais il trouve son compte dans cette ville. Il veut continuer à y croire, mais il se résout à l'idée de partir. La détresse n'est pas encore là. Hassi-Messaoud ne croit pas encore à sa mort. Elle est travaillée par la rumeur et l'attente.
Tout le monde pense que le 24 février sera un grand jour. Celui des révélations. Les uns ont commencé à faire leurs comptes, les autres comptent les jours et se demandent de quoi sera fait demain.
L'Etat semble avoir pris une décision irrémédiable, il sait que Hassi-Messaoud, dans sa configuration actuelle, est appelée à disparaître. Il va lui falloir juste trouver le temps pour le faire et les mots pour le dire. Mettre en œuvre une action d'envergure, accomplir une tâche immense.
Ceux qui ont connu la ville la pleureront. Les autres, ceux qui en vivent, mais qui n'y ont jamais mis les pieds, retiendront le nom. Qu'ils sachent qu'ils n'ont rien perdu !
M. O.


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