Dans le petit bourg de Guetarnia, près de Aïn Defla, un phénomène de cécité suscite la curiosité. Entre mysticisme et explications scientifiques, le débat est loin d'être clos. Reportage. Assis sur une bûche de fortune en bordure de route, emmitouflé dans un burnous noir, une canne à la main, Lakhdar ne semble pas indisposé par le temps qui défile. Face à la colline verdoyante, en cette matinée encore froide de début de printemps, qu'il n'a pas la chance d'admirer, il attend. Seuls les cahotements des véhicules qui empruntent cette RN14, reliant Khemis-Meliana à Tissemsilt, semblent perturber sa quiétude. C'est devenu comme un rituel pour lui : chaque jour que Dieu fait, Lakhdar vient ici, à un jet de pierre de Sidi Ahmed, le saint qui veille sur le hameau, attendre quelques mains charitables de passage. “Je viens chaque jour ici. Et s'il y a quelqu'un qui s'arrête pour nous donner quelques aides, n'diâoulou belkhir”, dit-il, avec cette modestie propre au monde paysan, aux gens de la campagne. La cinquantaine consommée, père de trois enfants, Lakhdar est frappé de cécité. Les médecins qui l'ont consulté récemment lui ont expliqué la nature de sa maladie, mais lui n'y croit pas trop. “Je me suis lavé un jour dans une marre et, le lendemain, ma vue a commencé à diminuer…”, se souvient-il encore aujourd'hui. Et s'il vient ici, à la sortie est du hameau, ce n'est pas pour la villégiature, mais c'est pour demander l'aumône. L'aide sociale accordée par les autorités de la commune dont il dépend n'est pas suffisante pour assurer la pitance à sa “nichée”. 1 360 DA/mois, juste de quoi tenir une petite semaine. Mais Lakhdar n'est pas le seul dans ce cas. À quelques mètres de lui, Boutouchent, qui aura bientôt la quarantaine, vient lui aussi solliciter la générosité des passants, des voyageurs et autres usagers de la route, peut-être d'un jour. Confortablement installé sur une pierre plate, presque en hardes, sentant encore les effluves d'un feu de bois, il a aussi perdu la vue. Et quand on perd la vue, autant dire qu'on a perdu la vie. Mais lui y tient quand même, en dépit de ses vicissitudes. “Je travaillais à Khemis-Meliana dans le ciment. Un jour, juste après le bain, je commençais à avoir des hallucinations et, depuis, j'ai perdu la vue”, raconte-t-il. C'était en 1999. Pourtant, jusqu'alors, il avait tout pour être heureux. Marié à une femme originaire de Khemis-Meliana, Boutouchent a deux enfants dont le plus grand, 11 ans, est inscrit à l'école du coin et sa vie était tranquille comme le petit ruisseau qui coule en contre-bas de la route. Mais, comme Lakhdar, il ne s'explique toujours pas l'origine de sa maladie, en dépit des diagnostics et des conclusions des médecins du CHU de Bab El-Oued, à Alger, chez lesquels il s'était rendu récemment. “Ça vient de Dieu”, se console-t-il. Sans vue… sans vie Dans ce petit village de Guetarnia appelé aussi Qahwet errih, dont la légende locale rapporte qu'il doit ce nom à un cafetier qui servait jadis du café aux passagers dans cette région exposée aux vents, à quelques soixante kilomètres au sud-est de Aïn Defla, en vérité un hameau sans relief d'une dizaine de maisons, le phénomène de la cécité n'a pas cessé d'alimenter les commentaires, aussi invraisemblables les uns que les autres. Des rumeurs qui ont fait jaser dans beaucoup de chaumières. Sorti tout droit d'un roman de Jules Vernes, ce hameau, presque quelconque, n'eut été la présence d'un campement militaire dans les parages, est comme frappé par la malédiction. En plus du dénuement et l'enclavement désespérant, beaucoup de personnes ont perdu la vue. Même si l'on n'a répertorié qu'une quinzaine officiellement, il reste que le phénomène risque de connaître une forte propagation. D'où provient-il ? Ali a une seule explication : ça vient du ciel. Coiffé d'un bonnet, une barbe poivre et sel, tenu par la main par son fils Fouad, haut comme deux pommes, Ali, quadragénaire aussi, et qui comme Lakhdar et Boutouchent, s'est “planté” au bord de la route dans l'hypothétique espoir de recevoir une aide de ses concitoyens, s'emporte lorsqu'on se hasarde à donner des explications à son handicap. “Je suis parti à Oran, à Alger, mais les médecins n'ont malheureusement pas pu comprendre ce qui m'était arrivé. Moi, je suis tombé sur une pierre et j'ai perdu la vue”, dit-il. Celui dont la sœur est également aveugle ne croit pas à l'explication de l'hérédité, ni à celle la plus fréquemment avancée par les spécialistes, à savoir les mariages consanguins. “Non, ce n'est pas l'hérédité. Ce n'est pas à cause du mariage”, affirme Ali, qui semblait quelque peu gêné. Son seul vœu pour le moment, maintenant que le ciel, pense-t-il, lui est tombé sur la tête : “Ramenez-moi des cassettes du saint Coran !” Il faut dire que le mysticisme a la peau dure dans ce hameau. L'ignorance aidant, certains imputent l'origine de la cécité aux épines de la figue de barbarie dont la région pullule. “Ils nous ont dit que nos médicaments vont être importés de l'extérieur”, soutient Lakhdar, comme pour signifier, ironiquement, que son handicap est naturel. Un argument aussi ressassé par Boutouchent et Ali. Seul Djillali lève un coin du voile du phénomène, même s'il ne semble pas encore en prendre conscience. Marié depuis une quinzaine d'années, père de trois enfants, Djillali rappelle que sa femme est proche de sa famille. “Le père de ma femme est un oncle”, explique-t-il. Et, conséquence de cette union sacrée qui devait faire leur bonheur, les trois enfants présentent déjà des troubles visuels, dont les symptômes ont été détectés par une équipe de médecins spécialistes. Grâce à un donateur et au concours des autorités, les trois enfants sont désormais munis de lunettes. Il reste que Djillali n'est pas au bout de ses peines. L'aide sociale est dérisoire et, ce qui n'arrange guère ses affaires, l'un de ses enfants a cassé sa paire de lunettes et il ne sait toujours pas comment lui en procurer une autre. Le mysticisme face à la science Pourtant, face à ce qui apparaît comme une fatalité, il y a la rigueur scientifique. Le directeur de la santé au niveau de la wilaya de Aïn Defla n'y va pas par trente-six chemins. Selon lui, ces aveugles, dont il tient à relativiser le nombre au regard du nombre d'habitants, sont la conséquence des mariages consanguins. “On a fait une étude généalogique et on a constaté que les porteurs sont issus de mariages consanguins”, dit-il avec assurance. En guise d'argument, il fait observer que “l'essentiel des victimes sont des personnes âgées”. “Il y a même une vieille de 80 ans”. S'il ne comptabilise que 9 cas seulement sur 13 qui se sont plaints d'être atteints, le directeur soutient que la priorité est désormais consacrée aux enfants. “Il y a une surveillance au niveau de l'ophtalmologie. Et les enfants sont pris en charge localement, mais pour les adultes, c'est trop tard, le coup est parti.” La prise en charge des enfants est tellement impérieuse que la négligence risque d'hypothéquer gravement leur avenir. “Une myopie forte, dont la complication inéluctable est une rétinopathie, aboutit à la cécité”, explique le médecin. Une raison, ajoutée à tout le bruit qui a été fait autour de ce village par les médias, qui a contraint les autorités à mettre les bouchées doubles pour prendre en charge les personnes atteintes. “En janvier dernier, une équipe multidisciplinaires, constituée de psychologues et d'ophtalmologues, s'est déplacée sur les lieux pour s'enquérir de la situation. L'APC s'est portée garante pour leur déplacement et leur prise en charge en leur délivrant des cartes de démunis. Et nous avons convenu de procéder à un contrôle une fois par trimestre”, explique le directeur de l'action sociale au niveau de la wilaya de Aïn Defla. Notre interlocuteur ainsi que le directeur de la santé n'ont pas manqué de louer le geste d'un opticien bénévole qui a fait don de montures de lunettes, lesquelles ont été distribuées aux enfants victimes de troubles visuels. Il faut dire que l'entreprise de sensibilisation des habitants sur les dangers des mariages consanguins n'est pas une sinécure pour les autorités, expliquent les deux responsables. Beaucoup, sans doute par esprit de conservatisme, par une espèce de honte confusément entretenue, refusent de se rendre à l'évidence. Cela dit, Lakhdar, Boutouchent et Ali continuent de “hanter” chaque matin cette route nationale n°14 dans leur lutte permanente conte l'adversité. Mais il faut sans doute bien plus pour sauver l'innocent petit Fouad qui, bien qu'ayant la vue aujourd'hui, doit prendre conscience que demain, il ne devra pas choisir sa “dulcinée” parmi ses proches… K. K.