Le peu de chiffres dont disposent les services de sécurité et la justice sont loin de refléter l'ampleur de cette violence contre des enfants. Tous les deux sont des fugitifs. Ouarda (appelons-la ainsi), 17ans, est activement recherchée par son père qui veut la tuer, et Mourad, 10 ans, a la police à ses trousses. Leur crime est d'avoir “sali” l'honneur de la famille, en dévoilant les souillures dont l'un des membres a avili leur corps. Il y a une année, Ouarda accouchait dans un dispensaire de campagne. Le concepteur de ce bébé contre nature est son propre frère âgé 18 ans, que les gendarmes sont allés chercher au lycée. De son côté, la jeune fille, encore alitée, a dû quitter précipitamment l'hôpital en compagnie de représentants des services sociaux. Elle s'est enfuie par une porte dérobée au moment où son géniteur faisait irruption dans sa chambre avec l'intention de mettre fin à ses jours. Depuis cet assassinat manqué, Ouarda s'est fait oublier, quelque part dans un centre de rééducation pour mineurs. De la préservation de son anonymat dépend sa sécurité. Ni sa véritable identité, ni sa provenance et encore moins l'endroit exact où elle se trouve ne seront dévoilés au lecteur. La directrice de l'établissement qui l'abrite y tient. Elle a fait de cet impératif une condition à la rencontre de Ouarda dans une bibliothèque sombre où la jeune fille a livré son terrible secret. Le petit Mourad n'a rien dit. Sa plaie encore béante, a laissé des traces sur une feuille blanche : “Mon grand-père — maternel —, m'emmenait dans sa chambre quant ma maman et ma grand-mère étaient absentes. Il me faisait voir des films dégoûtants. Il m'enlevait le pantalon et me faisait asseoir sur ses genoux…” Ces révélations insoutenables sont l'objet de la déposition que Mourad a faite dans le bureau du juge d'instruction d'un tribunal de l'ouest du pays en janvier dernier. Depuis, il est en vadrouille en compagnie de son papa et de son petit-frère âgé de 8 ans. La maman qui n'avait cru mot de ce qu'il lui avait raconté, a pensé à une mise en scène fomentée par son époux, avec lequel elle est en instance de divorce, afin de lui enlever les enfants. “Quand, j'ai dit à maman ce que m'a fait papy, elle m'a frappé et m'a fait jurer de ne pas en parler à papa”, a relaté le garçon dans sa déposition. Le père finira pourtant par découvrir le scandale, un soir, lorsqu'il reçut un appel sur son portable. Echappés du domicile de leurs grands-parents, ses garçons l'appellent d'un taxiphone et le supplient de venir les chercher. Deux mois sont passés. Le grand-père, puissant notable, a vite fait d'actionner ses soutiens au sein de l'institution judiciaire. Pour se disculper, il a accusé son gendre d'avoir kidnappé les enfants. Sa fille a même publié un avis de recherche dans un journal local faisant remonter la disparition des garçons à quelques semaines avant les faits innommables révélés par son aîné. Petit gars rondelet, Mourad ne comprend rien à ce qu'il lui arrive. Sans école depuis février, il suit son papa de ville en ville, insouciant de son devenir. Ouarda, pour sa part, a deux objectifs : réussir dans ses études et retourner dans sa famille. Depuis une année, la jeune fille cultive l'espoir d'un pardon paternel pour un crime qu'elle n'a pas commis. Une peur paralysante Si elle s'est laissée violer puis engrossée par son frère, sans jamais le dénoncer, c'est simplement parce qu'elle avait peur de son père. “J'étais effrayée à l'idée qu'il nous tue, mon frère ou moi, et qu'il aille par la suite en prison. Que serait-il advenu de notre famille, de ma mère et de mes neuf frères et sœurs ?”, confie Ouarda. Dans son hidjab noir et ce foulard immaculé qui serre ses joues, elle se distingue des autres jeunes filles du centre à la coquetterie exacerbée. Sous son voile est enfoui ce bourgeon de femme qui a tenté une nuit d'été le diable, fait frère de sang. Par la suite, les longues robes sombres dont elle se couvrait pour aller au lycée, lui servaient à camoufler un ventre de plus en plus gros. “Au début, je ne savais pas que j'étais enceinte. Je n'avais certes plus de menstrues mais je ne m'inquiétais pas. Un jour, j'ai entendu une camarade parler de sa mère qui n'avait plus ses règles aussi et chez qui le médecin a diagnostiqué une tumeur. J'étais rassurée car je me disais que j'étais sûrement dans le même cas”. Naïve et sans peur de mourir, l'adolescente préférait avoir le cancer de l'utérus plutôt qu'être enceinte. Son ignorance aura raison de ses ultimes illusions. Ses scrupules à vouloir étouffer le scandale l'emporteront. Ouarda aurait pu révéler la vérité à sa mère au lendemain de cette première nuit d'horreur. “À chaque fois que je tentais d'ouvrir la bouche, je me résignais au silence. Je me mettais alors à pleurer. Ma mère m'interrogeait sans succès”, raconte la jeune fille d'une voix tremblante. En ce mois d'août 2003, elle avait tout pour être heureuse. Ayant réussi à l'examen du brevet, elle se préparait à rejoindre le lycée. Elle allait quitter son village natal pour un dortoir d'internat où elle aurait son propre lit. Dans l'étroite maison familiale, Ouarda partageait l'une des deux uniques pièces avec sa grande fratrie. L'autre chambre était occupée par les parents. Le père travaillant une semaine sur deux à Alger, la maman aurait pu garder ses filles pour dormir près d'elle. Mais elle ne l'a pas fait. Durant l'absence de son époux, elle accueillait dans son lit les plus petits de ses enfants. Les autres, notamment deux âgés respectivement de 6 et 12 ans se serraient contre Ouarda sur un seul matelas. Insouciante, la jeune fille rêvait d'un avenir radieux. Cependant, quand dans le noir, elle a senti un poids sur son corps, une vraie vision de cauchemar. Ce cauchemar qui la hante aujourd'hui encore. “J'étais tellement choquée que je n'ai rien pu faire. Aucun son n'est sorti de ma bouche”, confie l'adolescente honteuse. Sûr de son silence, le frère monstrueux n'avait nullement besoin de la menacer. Il rééditera le viol pendant deux mois et le prolongera en faveur de la grève des enseignants cette année-là. Lors du procès, sa justification a dévoilé l'ampleur de sa misère affective et sexuelle. “Une nuit, elle dormait alors que sa jupe était remontée sur ses genoux. Je n'ai pas pu sortir cette image de ma tête”, a expliqué le garçon au juge. En guise de châtiment, il est envoyé en prison pour cinq ans. “Je ne le déteste pas, mais je lui en veux car il a détruit notre famille”, avoue Ouarda. De sa propre destruction, elle ne dira rien. Elle n'évoquera pas non plus “le fruit empoisonné” de cet inceste, un enfant qui grandit dans une banale pouponnière et qui ne se doute pas encore de la malédiction qui l'a fait naître. Ouarda se remémore : elle se souvient très bien des contractions qui tiraillent ses entrailles dans son lit d'internat. Tôt le matin, alors que ses camarades vont en classe, elle se précipite vers la station de bus pour rentrer à la maison. Sa maman qui l'accueille affolée sur le pas de la porte l'interroge. En l'absence de réponse, elle fait appeler un oncle pour les emmener à l'hôpital. En chemin, alors qu'il est déjà trop tard, la jeune fille accouche de son histoire. “Ma mère m'a prise dans ses bras. Elle a pleuré en me reprochant de ne pas lui avoir tout avoué”… Le petit Mourad, quant à lui, a bien alerté sa maman. En vain. Pervers grand-père Aujourd'hui, son papa ne se bat pas seulement contre le pervers grand-père, mais également contre la justice, à sa solde. Pour des faits aussi graves, un acte de pédophilie doublé d'inceste, il aurait fallu que l'auteur soit placé sous mandat de dépôt, en attendant le parachèvement de l'instruction. Or, non seulement, il est laissé en liberté provisoire mais s'érige en victime. Il contre-attaque en sollicitant des connaissances parmi les magistrats. Le papa ainsi que la mère, directrice d'école, sont inculpés pour enlèvement et faux et usage de faux. Le tort de la grand-mère, résidant dans une ville de l'intérieur, proche de l'Oranie, est d'avoir inscrit ses petits-fils dans son établissement sans exeat. Elle est mise en garde à vue. “Soit tu retires la plainte sur la pédophilie, soit nous gardons ta mère en prison”, dit-on à son fils dans l'enceinte même du commissariat. Ayant refusé de se livrer à ce chantage, le papa apprend qu'il fait l'objet à son tour d'un mandat d'arrêt. “Je ne les laisserai jamais enlever mes enfants”, jure-t-il. Désemparé, il a frappé à toutes les portes, y compris celle de la chancellerie. Mais rien n'y fit. Combien d'autres parents et d'enfants, en détresse, souffrent seuls et en silence ? Dans les murs du centre où nous avons rencontré Ouarda, des adolescentes comme elle n'ont trouvé que cet endroit pour se protéger des monstres. Salwa et Hayet ont respectivement 17 et 18 ans. En vertu de la loi, elles doivent l'une et l'autre quitter l'établissement à leur majorité. Mais, elles n'ont pas où aller. Bien qu'elles aient de la famille, personne n'est venu les voir. À 15 ans, elles se sont retrouvées à la rue. Le divorce de leurs parents, l'irruption d'une marâtre dans leur vie, les ont projetées sur le macadam. Décidée à se défaire de la tyrannie de la nouvelle venue, Salwa monte dans un bus qui l'emmène à 200 km de sa ville natale. Une dame qui l'aperçoit à un coin de rue lui propose de l'héberger. Un soir, elle la bourre de somnifères et l'offre à une bande d'ivrognes. Hayet a connu pratiquement le même sort. Devenue la propriété d'une matrone, elle subit un viol collectif dans une forêt. Les drames défilent et n'en finissent pas. Inceste, pédophilie, viol, chaque histoire est une facette de l'horreur. Mme Kheira Messaoudène, commissaire de police, ne tarit pas d'exemples. Chef du bureau de la protection de l'enfance et de la lutte contre la délinquance juvénile à la direction générale de la sûreté nationale (DGSN), elle a du mal à réprimer son aversion face à telle ou telle affaire abjecte. À Koléa, une fillette de 12 ans, engrossée par son père, a failli être tuée par lui, si Mme Messaoudène n'était pas intervenue pour la placer dans un centre. Sa mère a toutefois eu le temps de se débarrasser du bébé en l'étranglant. Dans une autre ville, un père a abusé de ses trois filles. Comment a-t-il pu ? À l'intérieur du pénitencier de Berrouaghia, croupit un père incestueux. Il égrène le reste de sa vie sur le lit de l'infirmerie où il a été admis en raison de sa cécité. “Il a perdu la vue après son entrée en prison”, confie un des gardes, convaincu du châtiment divin. S. L.